Sur la photo délavée par le temps, une fillette au regard triste tient sa petite soeur par la taille. La photo a été prise dans un camp de réfugiés vietnamiens en Thaïlande, en 1981. À l'endos, ces mots écrits au stylo : « Souviens-toi d'où tu es venue ! »

Cette photo, la policière Mai Dang la garde toujours dans la poche de sa veste. Pour ne jamais oublier. Pour se donner du courage. Pour remercier la vie.

La fillette au regard triste, c'était elle, dans une autre vie. Elle avait 6 ans. Elle était une « rescapée de la mer ». Elle faisait partie des réfugiés vietnamiens qui ont eu la chance d'obtenir l'asile au Canada au tournant des années 80.

Il y a deux semaines, quand mon collègue Jean-Christophe Laurence a publié des photos d'archives de La Presse racontant l'accueil des réfugiés vietnamiens au Québec, Mai s'est sentie interpellée. « Si vous vous reconnaissez, faites-nous signe ! », écrivait Jean-Christophe.

Mai ne s'est reconnue sur aucune des photos. Mais elle a reconnu son histoire. L'histoire d'une famille vietnamienne qui a trouvé refuge au Québec il y a 35 ans après un long et périlleux voyage.

C'était le 22 avril 1981. Même si elle n'avait que 6 ans, Mai s'en souvient comme si c'était hier. Elle se revoit ce jour de printemps frisquet où sa famille a déposé ses rêves à Montréal.

En regardant les photos d'archives, elle a repensé au courage de son père qui a tout sacrifié pour que ses enfants puissent vivre en paix.

Elle a repensé au grand coeur de Catherine Cherry, cette dame de Dorval qui l'a accueillie avec ses deux soeurs et son grand frère pendant que son père, atteint de tuberculose, était hospitalisé.

Elle avait soif d'en savoir plus sur une histoire qui lui avait été livrée au compte-gouttes. « Vous n'auriez pas d'autres photos d'archives ? »

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J'ai retrouvé Mai Dang et Catherine Cherry à Dorval, une enveloppe contenant des photos d'archives sous le bras. Avant même que l'on ouvre l'enveloppe, elles avaient déjà les yeux embués. Ce n'était pas la première fois en 35 ans qu'elles se revoyaient. Mais c'était la première fois que Mai prenait connaissance de certains détails concernant son histoire.

Catherine habite toujours la maison où Mai, son frère et ses deux soeurs ont vécu leur premier printemps au pays. Elle était à l'époque bénévole à Terre des hommes Canada. L'organisme parrainait des adolescents vietnamiens qui avaient perdu leur famille durant la guerre. Quand le père de Mai a été hospitalisé, l'organisme a reçu un appel du gouvernement canadien. « Nous avons quatre enfants qui ont besoin d'une famille d'accueil. On ne peut pas les séparer. »

Catherine venait de divorcer. Elle se retrouvait seule à élever ses deux enfants. Elle avait de maigres revenus. Qu'importe. Enseignante de formation, elle a toujours aimé les enfants. Elle a dit : « Je peux les prendre. »

C'est ainsi que les enfants de la famille Dang sont entrés dans sa vie. Passer du jour au lendemain de deux à six enfants ne fut pas facile. Elle les a accueillis, elle les a épouillés, elle les a nourris, elle les a bordés. Elle ne comprenait pas un mot de ce qu'ils disaient. Qu'importe. Ils se débrouillaient. Elle les aimait. « Cela a changé ma vie de façon formidable », dit-elle, la gorge nouée.

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Le père de Mai, Kien Dang, a fait la guerre du Viêtnam aux côtés des Américains. Après avoir perdu la guerre, perdu un fils de 4 ans et perdu sa femme - elle est morte après avoir donné naissance à la petite soeur de Mai -, il ne pouvait s'imaginer élever seul ses quatre jeunes enfants dans son pays devenu communiste. Il ne voyait qu'une solution : fuir avec eux.

Jusqu'à notre rencontre, Mai pensait que son père avait tenté par trois fois de faire la traversée en mer jusqu'en Thaïlande. C'est Catherine qui lui a appris cette semaine qu'il n'y avait pas eu trois tentatives, mais bien sept. Six tentatives ratées, dont une particulièrement périlleuse - le bateau avait été intercepté par des Khmers rouges.

La septième fois fut la bonne. Le père de Mai, qui gagnait sa vie comme pêcheur, avait lui-même conduit le bateau qui a permis à sa famille de rejoindre les côtes de la Thaïlande avant d'obtenir, près de deux ans plus tard, le statut de réfugié au Canada.

« Toutes ces histoires, mon père ne veut pas trop en parler », dit Mai.

Elle me parle de la grande cicatrice que son père a sur la jambe. « Il a toujours dit : " C'est la guerre du Viêtnam qui m'a fait ça". »

Lorsque Mai a fait son entrée à l'École nationale de police du Québec - au grand dam de son père pour qui la police, comme il l'avait connue dans son pays, était liée à la répression et à la corruption - elle a découvert une autre version de l'histoire. Le jour où, dans le cadre de sa formation, elle a tiré avec une arme pour la première fois, le bruit du coup de feu a provoqué chez elle un flash-back.

« Je voyais une image. Je voyais mon père qui tenait ma soeur. Je voyais des Khmers rouges qui ont tiré sur mon père, sur sa jambe. Je voyais de la fumée. Je me suis mise à pleurer », raconte Mai.

Ce jour-là, Mai a appelé son père. « Papa, ta cicatrice, c'étaient les Khmers rouges qui t'ont tiré dessus.

 - Qui t'a dit ça ?

 - Personne. J'ai tiré pour la première fois et j'ai eu le flash. C'était tangible. Je nous voyais.

 - Mai, oublie ça. C'est du passé. »

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Catherine se rappelle le mouvement de solidarité spontané provoqué par l'arrivée de ses quatre pensionnaires vietnamiens dans le quartier. Ils sont arrivés chez elle un dimanche après-midi. C'était le premier jour de la saison de soccer de ses enfants. En marge du terrain, les quatre Vietnamiens se sont amusés comme des fous avec un ballon, sous le regard attendri du voisinage. Pourquoi ne pas les inscrire au soccer eux aussi ?

Catherine aurait bien voulu. Mais avec six enfants à nourrir, elle n'en avait pas les moyens. Des uniformes, des chaussures... Tout ça coûte très cher. « On m'a dit : ne vous inquiétez pas. On s'occupe de tout. » On a aussi offert d'inscrire Vinh, le grand frère de Mai, dans les scouts. Et on a vite compris que pour ce garçon qui avait survécu à des traversées en mer, la « survie » n'avait rien de théorique. Il savait faire des feux. Il savait échapper au feu aussi.

Trois paroisses ont offert leur aide à la famille Dang. Sans compter tous les gens qui, de leur propre chef, donnaient un coup de main. Comme cette voisine qui venait bercer la petite soeur de Mai... Bien que chef de famille monoparentale, Catherine se sentait épaulée. « Chaque fois que j'arrivais à la maison, il y avait des vêtements et des sacs d'épicerie sur le seuil de ma porte ! »

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Pendant son hospitalisation, Kien Dang était inquiet pour ses enfants. C'est pour eux qu'il avait fait ce long voyage. Étaient-ils en sécurité ?

Il est sorti de l'hôpital après cinq semaines. La famille a déménagé dans un 4 ½. Très vite, Kien Dang a cumulé les petits boulots pour faire vivre sa famille.

Catherine se rappelle un trajet en voiture où le père de Mai était assis à ses côtés. C'était peu de temps après sa sortie de l'hôpital. Il semblait stressé.

Sur l'autoroute, à plusieurs reprises, il a demandé à Catherine dans son anglais approximatif quand ils allaient devoir s'arrêter pour montrer leurs papiers à des hommes armés. Il appréhendait ce moment.

Catherine l'a rassuré. « Il n'y a pas d'arrêt, pas d'hommes armés, pas de papiers à montrer. »

Des larmes de joie ont coulé sur les joues de Kien Dang. Il a dit : « Mes enfants sont en sécurité ici. » Il n'avait donc pas bravé la mer pour rien.

Trente-cinq printemps plus tard, la famille vit toujours au Québec. Vinh, le grand frère de Mai, est ingénieur. Sa grande soeur Hanh est infirmière. Mai est devenue l'une des premières policières d'origine vietnamienne du SPVM. Et sa petite soeur Kieu est enseignante. Depuis qu'il est à la retraite, Kien Dang, qui a 70 ans, passe une partie de l'année au Viêtnam pour fuir les rigueurs de l'hiver. Le reste de l'année, il habite chez Mai. « Il nous a tout donné. Maintenant, c'est à notre tour. Tous ses enfants ont une chambre pour lui. »

« Papa, tu dois maintenant penser à toi », lui dit toujours Mai.

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Mai ne s'est pas reconnue dans les photos d'archives de La Presse que je lui ai apportées. Mais une des photos de Vietnamiens entassés dans un camp de réfugiés en Thaïlande a fait ressurgir des souvenirs dans sa mémoire.

« C'est incroyable tout ce que mon père a fait pour qu'on puisse avoir une meilleure vie. C'est mon héros. Je ne pourrai jamais assez le remercier d'avoir eu autant de courage, de persévérance et d'amour pour ses enfants. »

M. Dang, on vous salue.