J'étais dans Montréal-Nord, mercredi après-midi, quelques heures avant que le quartier s'embrase.

J'avais rendez-vous avec des jeunes du Café-jeunesse multiculturel. En 2008, après que Fredy Villanueva eut été abattu par un policier, ils avaient pris la parole devant les médias. Ils avaient lancé un appel au changement.

La question qui tue : huit ans plus tard, alors qu'un homme noir vient de mourir à la suite d'une opération policière, qu'est-ce qui a changé ?

Il y avait là Marc Saint-Félix, 26 ans. Un ami d'enfance de Fredy Villanueva, mort le 9 août 2008. Il s'apprêtait à aller lui rendre hommage. Car mercredi, c'était l'anniversaire de Fredy. Il aurait eu 26 ans lui aussi.

Depuis sa mort, tous les 6 avril, sa famille et ses amis participent à une veillée à sa mémoire. Marc ne peut s'empêcher de penser à la dernière fois qu'il l'a vu, au parc Henri-Bourrassa. « C'était quelques minutes avant que la police lui tire dessus. » À l'époque, le jeune homme n'habitait pas Montréal-Nord. « J'habitais loin. Je devais rentrer. Je savais que Fredy avait une auto. Je me dis toujours que j'aurais pu lui demander d'aller me reconduire chez moi pour lui épargner tout ça... »

De son ami, Marc garde le souvenir d'un gars joyeux qui avait un rêve bien précis. « Il n'avait qu'un seul but, c'est de devenir électricien-mécanicien. C'était un jeune qui toute sa vie allait à l'école, qui se préparait à une job qu'il voulait faire. Il était sur le point d'y arriver. Et on lui a brisé son rêve. »

Mercredi soir, Marc a participé à la marche qui visait à rendre hommage à Fredy et à dénoncer la mort de Jean-Pierre Bony. Il est très déçu que la manifestation ait dégénéré. « On avait bien commencé. On voulait que ça reste dans le calme. On voulait vraiment que ça se passe bien. »

Il craint que les gens de Montréal-Nord ne soient encore perçus dans l'opinion publique comme des casseurs. « J'aurais aimé que les gens voient qu'on est des humains comme tout le monde... »

Pour Marc, l'essentiel ce soir-là était de montrer son soutien à la famille Villanueva. Pour des gens du quartier, certaines choses ont peut-être changé pour le mieux depuis l'électrochoc de 2008. Mais pour la famille de Fredy, rien n'a changé, dit-il. « La société leur fait perdre espoir... Nous, on est là pour leur en redonner. »

Il était aussi important pour lui de rendre hommage à Jean-Pierre Bony, qu'il connaissait aussi. « Il avait un passé lourd, dit-il. Mais ce n'était pas un monstre pour autant. » Il ne méritait certainement pas de mourir comme ça. « On mérite tous une justice », dit-il avec amertume.

L'opération du 31 mars menée par le Groupe tactique d'intervention du SVPM l'a choqué par sa démesure. « C'est quasiment comme si Pablo Escobar était débarqué à Montréal-Nord ! Ils parlent d'une grosse descente. Mais cette descente n'a rien rapporté. »

Il n'est pas le seul à se poser des questions. Will Prosper, ex-policier devenu militant contre la brutalité policière, va plus loin encore. Comme policier, il a déjà eu à mener des opérations antidrogue. Sans excuser les gestes de qui que ce soit, il trouve que l'intervention de l'escouade tactique du SPVM avait quelque chose de disproportionné. Selon lui, ce n'est pas un hasard si l'opération, qui a aussi mené à l'arrestation de Dany Villanueva, a eu lieu alors qu'il y avait un « momentum » favorable pour la famille, avec la pièce Fredy présentée en mars à La Licorne et la veillée annuelle du 6 avril. « Il y a quelque chose qu'on voulait prouver à travers ça. Un message qu'on voulait faire passer. Parce que ce n'est pas vrai qu'on va démanteler un réseau de dealers avec 2000 $ et 237 grammes... »

Vérifications faites, le SPVM a saisi 2280 $, 237 grammes de marijuana et une petite quantité de crack (deux roches) lors de l'opération du 31 mars. Opération disproportionnée en réaction à un « momentum » bien particulier ? Réponse du sergent Laurent Gingras, du SPVM : ce n'est « pas nécessairement la quantité de choses qui ont été saisies » qui importe, mais les « comportements » qu'il faut arrêter. Quand la police intervient, c'est le plus souvent à la suite de plaintes du voisinage. S'il faut parler d'un « momentum », c'était plutôt de celui-là qu'il s'agit, dit-il. « On parle d'un réseau criminel de ventes de stupéfiants. »

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Certains parlaient hier d'une « nuit d'enfer » à Montréal-Nord, en évoquant les voitures incendiées et les vitres brisées. « La réalité, c'est que ça fait longtemps que Montréal-Nord brûle », dit Will Prosper, qui est lui-même un enfant de Montréal-Nord et le fondateur de Montréal-Nord Républik, un mouvement né de la révolte de 2008.

« Montréal-Nord brûle et on n'essaie pas d'éteindre le feu de la pauvreté depuis des années ! » Il y a longtemps qu'on sait qu'il s'agit d'une des zones les plus pauvres au Canada. Il y a longtemps qu'on sait que le taux de décrochage y est scandaleusement élevé.

« Est-ce normal qu'on ait une population dont 40 % vit sous le seuil de pauvreté ? Qu'on ait un taux de chômage aussi élevé ? Qu'on ait autant de mères chefs de famille monoparentale ? Qu'on ait autant d'immeubles délabrés ? Qu'on ait toutes ces conditions réunies qui font en sorte que Montréal-Nord brûle depuis des années et que personne ne veuille éteindre ces feux, tellement que le coroner Perreault, à la suite de l'enquête sur la mort de Fredy Villanueva, a recommandé à la Ville de Montréal et à l'arrondissement de Montréal-Nord de faire la lutte contre la pauvreté ? Et personne n'a jamais rien fait... »

Il faut aussi parler de la discrimination systémique, du profilage racial, du taux de chômage plus élevé quand on s'appelle Traoré plutôt que Bélanger, de la « sur-surveillance » policière des Noirs, de leur taux d'incarcération plus élevé... En 2007, on a fait toute une commission sur les « accommodements raisonnables » pour des enjeux qui n'affectaient pas réellement la vie des gens, souligne Will Prosper. À quand une commission sur le racisme systémique ? Quand va-t-on s'intéresser réellement à ces enjeux, aux vies qu'on éteint à petit feu ?

Montréal-Nord brûle, oui, c'est vrai. Mais le feu qui le consume n'est pas celui que l'on croit.