La parole d'un homme qui se dit victime d'agression sexuelle vaut-elle plus que celle d'une femme ?

Cette question troublante a été posée à la suite du scandale Jutra. Certains ont souligné que l'homme qui dit avoir été victime du cinéaste a eu beaucoup moins de mal à être cru que les femmes qui sont dans la même situation. La publication de son témoignage crève-coeur dans La Presse, corroboré par d'autres sources, a entraîné une réponse politique et sociale immédiate. On n'a pas douté une seconde de la crédibilité de la victime alléguée. Il y a eu un mouvement d'indignation collective suivi d'une condamnation sans appel. Une réponse saine et responsable dans les circonstances.

Peut-on parler de « deux poids, deux mesures » en comparant la réaction réservée au témoignage de cet homme à celle que l'on réserve aux femmes qui dénoncent des agressions ? 

Pas exactement. Car ce qui suscite l'indignation ici, ce n'est pas le fait que la victime soit un homme ou une femme. Ce qui suscite l'indignation, c'est que l'on parle de sévices sexuels infligés à un enfant. 

« Les femmes qui portent plainte contre une famille incestueuse, c'est aussi pris davantage au sérieux que des agressions subies à l'âge adulte », note Nathalie Duhamel, du Regroupement québécois des CALACS (Centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel).

Au Québec, on estime qu'un homme sur dix a été victime d'agression sexuelle avant l'âge de 18 ans. C'est aussi le cas de près d'une femme sur quatre. S'il est vrai que les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à avoir été agressées sexuellement dans l'enfance, on aurait tort de penser que les garçons sont moins traumatisés que les filles, me dit Sébastien Richard, porte-parole du Centre de ressources et d'intervention pour hommes abusés sexuellement dans leur enfance (CRIPHASE).

M. Richard sait malheureusement trop bien de quoi il parle. Il est aussi porte-parole des victimes des frères de Sainte-Croix. Il a lui-même été agressé sexuellement dans son enfance. Il a mis 25 ans avant de dénoncer son agresseur. Vingt-cinq ans de déni devant les conséquences que ces sévices avaient eues sur lui. « Je suis dans les rapides », ironise-t-il en soulignant le fait que la plupart des hommes vont garder le silence pendant 30 à 40 ans. Il a vu des victimes de plus de 70 ans se confier pour la toute première fois. Nombreuses sont celles qui emporteront le secret dans leur tombe. « Et c'est sans compter celles qui se suicident. »

Bref, ce n'est pas plus facile pour un homme que pour une femme, souligne-t-il. Peu importe le sexe de la victime, les conséquences d'une agression sexuelle sont toujours graves, surtout quand la victime ne peut recevoir l'aide dont elle a besoin. Et en dépit de la condamnation unanime que semble avoir suscitée l'affaire Jutra, on a encore tendance à nier ou à banaliser les agressions sexuelles dont sont victimes les jeunes hommes. 

« On est capables de réagir comme société et de dire clairement que les agressions sexuelles d'enfants, c'est inacceptable. Mais encore aujourd'hui, quand un jeune homme ose dire devant sa famille qu'il a été agressé, il fait trop souvent face à de l'incrédulité », dit Sébastien Richard.

Contrairement à ce que l'on aime penser, l'agresseur d'enfant est rarement un étranger. C'est un membre de la famille, un proche, un professeur, un entraîneur. « Ça se vit toujours dans la proximité. On a toujours l'impression que l'agresseur est quelqu'un qui va kidnapper l'enfant au coin de la rue. C'est rarement ça ! », note M. Richard. Le plus souvent, l'agresseur va tisser une toile autour de sa victime. Il va nouer des liens. Il va établir un rapport de force pour s'assurer du silence de sa victime et lui donner l'impression qu'elle lui doit quelque chose.

Pour les garçons, la honte associée à l'agression est amplifiée par l'image masculine stéréotypée qui prédomine dans notre société. « Dans notre psyché collective, le rôle de l'homme, c'est d'être fort, d'être capable de se battre, de contrôler ses émotions. Comment dans un tel contexte des hommes peuvent-ils admettre qu'ils ont été agressés ? C'est très difficile. Au lieu de l'admettre, certains vont boire, prendre de la drogue, battre leur femme ou leurs enfants... »

Au-delà du stéréotype de l'homme fort qui n'a pas besoin d'aide, plusieurs autres mythes font en sorte que la plupart des garçons victimes d'agression sexuelle tendent à garder le silence. On pense par exemple au mythe voulant qu'un garçon violenté par un homme est nécessairement homosexuel. Certes, l'expérience sexuelle prématurée entraîne une confusion dans l'orientation sexuelle de l'enfant. Mais il est faux de croire que si des garçons ont été victimes d'agressions sexuelles commises par des hommes, c'est parce qu'ils sont homosexuels.

Un autre mythe veut qu'un homme ayant été victime d'agression sexuelle dans son enfance deviendra lui-même un agresseur à l'âge adulte. Encore là, c'est faux. S'il est vrai que 25 % des agresseurs sexuels ont eux-mêmes été victimes de sévices dans leur enfance, la majorité des victimes ne deviendront pas des agresseurs sexuels. Et fait intéressant, on sait que ceux qui ont pu parler de ce qu'ils ont subi, qui ont été crus et qui ont obtenu de l'aide ne deviennent pas des agresseurs.

Tous les mythes entourant la réalité des victimes masculines et le manque de ressources qui leur sont destinées aggravent les conséquences des sévices. Même si on est en 2016, la majorité des victimes se terrent en silence. « Chaque fois que l'on reçoit une vague d'appels à l'aide, c'est parce que les médias en parlent », me dit M. Richard. C'est la raison pour laquelle il ne refuse aucune entrevue. Plus on en parle, mieux c'est. Des tabous tombent. Des mythes sont dépoussiérés. Des consciences s'éveillent. Des appels à l'aide sont lancés.

Aussi tragique soit-elle, l'affaire Jutra aura au moins eu le mérite d'attirer les projecteurs sur cette triste réalité. Souhaitons qu'elle permette à des victimes emmurées dans le silence de réaliser qu'elles ne sont pas seules.