Dans le long message qu'il m'a laissé, Denis Cadieux a la voix brisée. La voix d'un père en détresse.

« On va être obligés d'abandonner notre fils. Abandonner Jonathan, c'est la dernière chose qu'on veut. »

Jonathan est atteint de trisomie 21 avec déficience intellectuelle sévère et de graves troubles de comportement. Il a 34 ans. Mais dans les faits, c'est comme s'il était un bébé de 8 mois. Il ne sait dire qu'un seul mot. « Maman ». Il porte des bracelets et une ceinture de contention. Il y a quelques années, il a failli perdre un oeil en s'automutilant. Il doit être constamment surveillé. Il met tout dans sa bouche au risque de s'étouffer. Il porte des couches. Il ne peut dormir seul. Il se réveille à 4 h tous les matins. Il doit être tous les jours lavé, habillé, changé et nourri comme un bébé.

Même si prendre soin d'un tel enfant est extrêmement exigeant, Denis et Hélène Cadieux, qui ont 70 et 67 ans, y tiennent plus que tout au monde. Jonathan est toute leur vie. Il est heureux avec eux. Ils sont heureux avec lui. Il adore être cajolé par ses parents. Il aime la musique. Il pleure quand il entend une chanson tendre ou triste.

« Pourquoi fait-on tout pour nous dissuader de le garder ? La devise du gouvernement pour le maintien à domicile n'est-elle pas "Chez soi, mon premier choix" ? » - Denis Cadieux

Tout en me parlant, M. Cadieux se penche tendrement vers Jonathan. Le fils sourit. Il prend son père par la main. « Viens, Jonathan, on va mettre le pyjama. Viens avec papa. »

Pour lui, ses parents ont tout sacrifié. Il y a 15 ans, ils ont été contraints d'abandonner leur emploi pour éviter que leur fils ne soit placé en famille d'accueil. Ils ont épuisé leurs économies. Sans revenus, ils ont tenté d'obtenir eux-mêmes le statut de famille d'accueil pour recevoir plus d'aide financière. En vain. Les familles naturelles qui choisissent de garder à la maison leur enfant lourdement handicapé n'ont pas droit à autant de soutien que les familles d'accueil qui font le même travail. Trop souvent, ce sont des proches aidants sans aide.

Dans leur course à obstacles, les parents de Jonathan ont eu la chance en 2003 de tomber sur un gestionnaire bienveillant qui a compris que les besoins de cette famille épuisée ne cadraient pas dans les cases habituelles. Il a cherché une solution hors de ces cases qui serait dans l'intérêt supérieur de Jonathan et de sa famille. « Think outside the box », comme disent les Anglos.

Comment aider financièrement une famille qui décide de garder son enfant à la maison malgré la lourdeur des soins qu'il requiert ? Dans la mesure où les proches manifestent un dévouement exceptionnel et qu'ils offrent à leur fils des services et un savoir-faire que même les ressources d'hébergement sont incapables de lui offrir, n'y a-t-il pas lieu de trouver un accommodement ?

C'est ainsi que, compte tenu de la lourdeur qu'impose sa prise en charge, on avait offert aux parents de Jonathan des services de répit spécialisé qui leur permettaient de garder leur fils à la maison. Quand il a appris la nouvelle, Denis Cadieux a pleuré de joie.

Depuis, Jonathan demeure chez ses parents la semaine et fréquente une maison de répit le week-end. En semaine, il a aussi droit à des services de réadaptation dans un centre de jour. Des services très appréciés par la famille. La fin de semaine, les deux jours de répit permettent aux parents vieillissants de rattraper le sommeil perdu et de retrouver un semblant d'équilibre. « Sans ça, on n'y arriverait pas », me dit M. Cadieux.

Tout allait bien jusqu'à ce que survienne, à la suite d'une fusion, un changement d'administration au nouveau Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Montérégie-Ouest. Le gestionnaire bienveillant avait pris sa retraite. Celui qui a pris la relève, Claude Bouchard, ne voyait pas du tout les choses de la même façon.

Constatant que la famille de Jonathan bénéficiait de beaucoup plus de répit que la moyenne, il a pris, en juin dernier, la décision d'« harmoniser les services » en réduisant de 70 % ses heures de répit. Une question d'« équité », me dit-il, qui n'aurait rien à voir avec les compressions.

« On gère des fonds publics. On était dans une situation d'iniquité. On ne peut pas continuer comme ça », explique M. Bouchard.

À ses yeux, le fait que Jonathan bénéficie de services de réadaptation de 9 h à 15 h les jours de semaine en plus des services de répit la fin de semaine constitue une forme d'« hébergement déguisé ».

Peut-on vraiment parler d'hébergement déguisé quand on sait que le couple âgé réussit, malgré toutes les contraintes que cela impose, à garder son fils à la maison 18 heures par jour en semaine ? Et même si c'était de l'hébergement déguisé, n'est-ce pas une solution plus avantageuse que de forcer des parents à placer leur fils à temps plein dans une ressource ultraspécialisée qui coûterait 10 fois plus cher en fonds publics ?

« Ce n'est pas une question de savoir ce qui coûte le plus cher ou le moins cher », me dit M. Bouchard, en précisant que son travail consiste à répondre aux besoins très précis des usagers, et non à équilibrer les budgets. Il s'agit de « gérer de façon équitable » en « harmonisant » les services, insiste-t-il. Si la famille décide ensuite d'envisager un placement, ce sera « son choix ».

M. Cadieux a contesté cette décision aux conséquences désastreuses. En vain. C'est ainsi que par souci d'équité et d'harmonie, un couple âgé, qui a tout sacrifié pour garder son fils lourdement handicapé à la maison et qui aimerait, pour peu qu'on l'aide, continuer à le faire, devra abandonner son combat. Mais rassurez-vous, ce sera son choix. Vive l'harmonisation.