Il y a un an, je vous racontais l'histoire de Benjamin. Un enfant autiste, non verbal, avec une déficience intellectuelle, qui avait été exclu de son école spécialisée. Trop agressif, disait-on.

J'avais raconté le désarroi de sa famille, déjà essoufflée, qui s'est retrouvée du jour au lendemain encore plus fragile. J'avais raconté la course à obstacles de ses parents, déterminés à défendre le droit à l'éducation de leur fils. Pendant des mois, ils avaient multiplié les plaintes, les lettres et les rencontres. J'ai écrit trois chroniques sur le sujet. Et puis ? Et puis... rien. La famille vivait un naufrage. La mère, Sophie, policière au SPVM, avait été forcée d'arrêter de travailler. Abandonnée par un système qui semblait lui dire qu'il ne pouvait rien pour sa famille. Perdue dans la maison des fous.

« C'était la période la plus difficile de ma vie », me dit Sophie, avec ce regard profond qu'ont ceux qui reviennent de loin.

Elle se revoit, au plus creux de la vague, roulant sur l'autoroute, perdue et désespérée, en proie à des idées noires. Hurlant de rage, évitant de justesse une collision avec un camion. Elle se revoit sur la voie d'accotement, la tête sur le volant, en état de choc. En levant les yeux, un visage dans le rétroviseur. Le visage d'une mère désespérée. Les yeux bouffis. Le teint blafard. Et, au loin, ce policier qui s'approche de la voiture. « Madame, est-ce que tout va bien ? »

Elle n'a rien dit. Mais juste à lire son visage, il a compris. Non, ça n'allait pas. Rien n'allait plus. « Puis-je m'asseoir à côté de vous ? »

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L'histoire de Benjamin et de sa famille n'est malheureusement pas un cas unique. C'est l'histoire d'un trop grand nombre d'enfants handicapés qui ne reçoivent pas les services auxquels ils ont droit. C'est l'histoire d'un trop grand nombre de familles à bout de souffle à force d'être ballottées entre des ministères qui se renvoient la balle. L'affaire a rebondi jusqu'à l'Assemblée nationale. Et puis ? Et puis... rien. Le ministre François Blais a banalisé le drame de ces familles en parlant de « pseudo-expulsions ».

Pseudo-expulsions ? En entendant ces mots, Sophie a eu l'impression d'entendre un pseudo-ministre qui jouait sur les mots. Car lorsqu'on offre cinq petites heures par semaine d'école à la maison à un enfant comme Benjamin, qu'est-ce donc exactement ? Un exemple d'inclusion sociale ?

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Si je vous reparle de cette histoire, c'est pour vous raconter la suite. Pour raconter ce qu'on raconte moins souvent dans les médias : tous ces naufrages évités de justesse grâce à des gens qui, avec humanité et professionnalisme, lancent une bouée à ceux qui ne l'attendaient plus. Des gens qui savent trouver la sortie de secours de la maison des fous.

J'ai revu Benjamin cette semaine. Sa situation a changé du tout au tout. Après neuf mois très pénibles pour sa famille, il a finalement pu être accueilli dans une école spécialisée à vocation régionale d'une autre commission scolaire. Il va merveilleusement bien. Son intégration, rendue possible grâce à une collaboration entre le milieu scolaire, le centre de réadaptation et l'hôpital, est une réussite. Sa famille peut enfin souffler. « C'est le bonheur », dit Sophie.

Depuis l'automne, Benjamin fréquente l'école Marie-Rivier, de la commission scolaire des Hautes-Rivières, à Saint-Jean-sur-Richelieu. Accueilli par une direction et une équipe de professionnels dévoués, il y est heureux comme un roi. Il peut compter sur une éducatrice en or, Lyne Legros. Elle suit le rythme de Benjamin. Elle l'aide à repousser ses limites. Elle lui donne confiance en lui. Elle célèbre chaque petite victoire. Elle accepte qu'il faille parfois reculer pour avancer.

« C'est l'école qui s'adapte à Benjamin, et non Benjamin qui s'adapte à l'école », m'explique la directrice adjointe, Chantal Boutet.

Quelques jours avant la rentrée scolaire, Benjamin a été invité à venir explorer l'école. Après des mois passés à la maison, on le savait anxieux. À 11 ans, il a l'âge mental d'un enfant de 2 ans. On ne s'attendait pas à ce qu'il rentre en classe en sifflotant. L'objectif du premier jour était tout simple : arriver à le faire descendre de la voiture. Puis, petit à petit, se rendre jusqu'à la porte de l'école. Puis, y entrer. Y rester. S'y sentir bien. Y trouver sa place. Et se surpasser.

« Il nous étonne tous les jours », me dit Lyne avec fierté.

Pendant deux mois et demi, Benjamin avait peur d'entrer dans le gymnase. Il posait les pieds sur le seuil, puis retournait dans le corridor. Il pouvait faire le même manège des dizaines de fois. Un beau jour, au grand bonheur de Lyne, il a osé. Il a franchi le seuil et est allé tout au fond du gymnase. Désormais, il y court et y danse en toute liberté, sous l'oeil bienveillant de « sa » Lyne qui l'accompagne dans ses apprentissages. Jusqu'au prochain seuil, au prochain défi, à la prochaine belle surprise.

Lyne travaille auprès d'enfants handicapés depuis près de 30 ans. Elle est passionnée par son travail. Je lui demande d'où lui vient cette vocation. Elle me parle de son frère atteint de paralysie cérébrale, mort alors qu'il n'avait que 6 mois. Elle me parle de cette envie d'accompagner des enfants handicapés dès son plus jeune âge. À 14 ans, elle a voulu faire du bénévolat à l'étage des enfants atteints d'hydrocéphalie à l'hôpital Sainte-Justine. On lui a dit qu'elle était trop jeune, que ce serait trop dur. Elle a tellement insisté que la responsable des bénévoles a fini par lui dire, exaspérée : « Je vais t'emmener voir. Mais je ne pense pas que tu seras capable de rester là... »

C'était bien mal la connaître. Elle y est restée trois étés durant. Elle a tant aimé l'expérience qu'elle a décidé de poursuivre ses études en éducation spécialisée.

Les yeux de Lyne brillent quand elle parle de « son » Ben. Au fil des mois, ils ont appris à s'apprivoiser. Les premiers temps, il l'agrippait parfois si fort qu'elle avait des bleus sur les bras. Lyne en avait vu d'autres. Jamais elle ne s'est sentie en danger. Elle a appris à décoder ces comportements, à les désamorcer. Très vite, les bleus ont disparu.

Elle me parle des progrès de « son » Ben qui la rendent si fière. De sa capacité de se dépasser. De son potentiel énorme. C'est clair, elle l'aime. Et il le lui rend bien. Il faut voir comment il la regarde, l'oeil complice. « Veux-tu un câlin, mon Ben ? »

Elle ouvre grand les bras. Dans la cafétéria, le temps s'arrête. L'enfant se colle contre elle, tout sourire. Dans le regard de « sa » Lyne, tout devient enfin possible.