Un jour de décembre 1967, une jeune femme venue d'Alep a posé sa valise à Montréal, le coeur battant.

Cette jeune femme, c'est ma mère. Elle s'appelle Amal. En arabe, son prénom veut dire «espoir».

Elle ne fuyait pas la guerre, comme sont forcés de le faire aujourd'hui les réfugiés syriens. L'exil, dans son cas, était un choix longuement mûri. C'était l'aboutissement du rêve de mon grand-père.

Survivant du génocide arménien, mon grand-père, dont je vous ai déjà raconté l'histoire, s'était lui-même réfugié en Syrie en 1915, après que son père et son frère eurent été assassinés. Il avait été forcé d'abandonner l'école pour faire vivre sa famille. Autodidacte, il avait appris le français avec un dictionnaire et un vieil Assimil. Dans son bled du nord de la Syrie, aujourd'hui contrôlé par le groupe État islamique, il avait rencontré des pères dominicains qui lui avaient parlé de Montréal avec des étincelles dans les yeux. Dès lors, il a rêvé de s'y installer. «Il voyait Montréal comme l'avenir du monde», me dit ma mère.

Le rêve s'est concrétisé en 1967. Mes grands-parents maternels et leur plus jeune fils sont arrivés à Montréal un jour de septembre. C'était l'année de l'Expo. Une année où Montréal s'ouvrait sur le monde.

Ils ont loué un haut de duplex, rue Marsan, à Cartierville, où habitait déjà une cousine. Ils y rejoignaient leurs jumeaux qui les avaient précédés un an auparavant et qui avaient très vite décroché des emplois d'enseignants, l'un à Valleyfield, l'autre à Montmagny.

Une vie neuve à réinventer

Ma mère, qui devait au départ faire le voyage en septembre, n'a pu les suivre qu'en décembre. Finissante à l'Université d'Alep, elle ne voulait pas immigrer sans diplôme. La guerre de Six Jours avait chamboulé ses plans. Sa dernière session universitaire avait été perturbée. Il lui a fallu attendre quelques mois de plus pour que son projet d'architecture final soit évalué. Quelques mois de plus avant d'embrasser l'avenir. Un diplôme tout neuf dans sa valise. Une vie toute neuve à réinventer.

Mon grand-père était déjà dans la soixantaine à son arrivée à Montréal. Il est mort deux ans et demi plus tard. Son rêve d'une vie meilleure, ce sont surtout ses enfants et ses futurs petits-enfants qui allaient en profiter. Moi, petite-fille de ce réfugié courageux qui a appris le français dans le dictionnaire, je lui en suis pour toujours reconnaissante. Car si j'ai le luxe d'une vie paisible, c'est en grande partie grâce à lui et à tous ceux qui, ici, ont rendu son rêve possible.

La première tempête

Deux mois après avoir posé tous ses espoirs à Montréal, mon grand-père a dû être hospitalisé. C'était son premier arrêt cardiovasculaire. À l'hôpital du Sacré-Coeur, il s'est mis à discuter de son rêve avec le patient qui partageait sa chambre. «Ma fille arrive à Montréal. Elle a 23 ans. Elle vient d'obtenir son diplôme d'ingénieure-architecte. Elle va poursuivre ses études ici», racontait-il avec fierté.

«J'ai un ami qui est directeur d'école à Laval. Il cherche à remplacer un prof de maths qui est malade. Est-ce que votre fille pourrait enseigner?

- Pourquoi pas? Elle est très bonne en maths.»

Ils se sont échangé leurs numéros de téléphone.

Un jour de janvier, un directeur nommé Paul-Émile Dufresne a appelé ma mère. «Pouvez-vous venir faire une entrevue?»

Il neigeait ce jour-là. C'était en fait la première fois que ma mère voyait une vraie tempête de neige. À Alep, les rares fois où des flocons se posaient sur la ville, le temps était suspendu. Les écoles fermaient pour la journée. La neige fondait le soir même.

Une entrevue? «Oui, bien sûr, monsieur, je viendrai vous rencontrer avec plaisir. Mais est-ce qu'on peut juste attendre que la neige fonde?

-Euh... non, Mademoiselle!»

Le directeur n'allait quand même pas attendre le dégel d'avril pour pourvoir son poste. C'est ainsi que ma mère a pris le bus 53 de Cartierville jusqu'à Sainte-Rose, accompagnée par ma grand-mère, qui s'inquiétait de la voir partir seule vers une ville inconnue.

Elle a fait sa première entrevue, qui s'est étirée en un long échange très cordial sur le Québec et la Syrie. Elle a été embauchée sur-le-champ. «Vous commencez demain», lui a dit M. Dufresne.

Au retour, il y avait tant de neige que le service de bus avait été interrompu. C'était la fin de l'après-midi. La nuit tombait déjà. Dans la poudrerie, mère et fille ont dû faire du pouce pour rentrer à la maison. Un contrat dans la poche, un premier jour d'hiver dans leurs bottes d'immigrées.

Ma mère qui devait au départ faire un remplacement de 30 jours est finalement demeurée enseignante dans cette même commission scolaire pendant 30 ans. Elle a vite compris que, dans ce pays, la neige ne fond peut-être pas en un jour. Mais dès lors que quelqu'un vous tend la main, tous les printemps sont possibles.

Donner aux suivants

Cet élan d'ouverture et de solidarité qu'elle a tant apprécié en 1967, elle le revit aujourd'hui en faisant à son tour du bénévolat dans un organisme qui vient en aide aux réfugiés de son pays natal. L'organisme a mis sur pied un projet qui s'appelle «Mon premier habit de neige au Québec». Des gens d'aussi loin que Chibougamau et Gaspé y ont contribué, portés par le désir de venir en aide aux réfugiés syriens qui vivront leur premier hiver au pays.

Partout au Québec, les initiatives citoyennes se multiplient pour les milliers de réfugiés attendus cet hiver. «Le mouvement de solidarité est extraordinaire», me disait Sylvain Thibault, de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées ou immigrantes.

Depuis deux semaines, Sylvain a reçu plus de 2000 courriels de gens qui proposent leur aide. Quand je lui ai parlé, en fin de journée hier, il venait tout juste de finir de les lire. «Par moments, c'était un courriel à la minute! Et le téléphone ne dérougissait pas!»

Combien de bêtises parmi les 2000 courriels? Zéro. Comme si après les 10 ans de fermeture du règne Harper, on venait de passer dans une nouvelle ère.

Parmi ceux qui proposent leur aide, on compte des médecins et des infirmières. Des enseignants qui veulent faire de l'aide aux devoirs. Des zoothérapeutes. Des gens qui ont eu l'idée de récolter 25 000 tuques pour les réfugiés. D'autres, 25 000 boîtes de sirop d'érable...

Dans certains cas, il a fallu rediriger l'aide vers d'autres gens dans le besoin. Car si la tendance se maintient, on aura plus de manteaux que de réfugiés syriens pour les porter. Un sacré beau problème qui me rappelle, encore et toujours, qu'avec autant d'âmes solidaires, tous les printemps sont possibles.