Endurer la violence ou vivre dans l'itinérance ? Manger ou chauffer l'appartement ? Abandonner la garde d'un enfant ou l'élever dans la misère ? C'est le genre de « choix » inhumains auxquels font face de plus en plus de femmes qui frappent à la porte de l'organisme Madame prend congé dans le quartier Pointe-Saint-Charles.

Ici, le mot « austérité » n'est pas qu'un mot. Il a de nombreux visages. L'obsession de l'État pour l'équilibre budgétaire amène de nombreuses personnes à perdre l'équilibre. Des gens pris à la gorge par les mesures d'austérité, on en voit défiler tous les jours. Des femmes qui « choisissent » la rue au lieu d'endurer les coups d'un conjoint violent. D'autres qui « choisissent » de s'affamer pour ne pas avoir trop froid l'hiver. D'autres encore qui « choisissent » d'abandonner la garde de leur enfant plutôt que de le condamner à la pauvreté. Je mets des guillemets. Car si on fait ce « choix », c'est qu'en vérité, on n'a pas le choix.

« Les femmes qui viennent nous voir sont généralement en survie », me dit Micheline Cromp, qui travaille dans ce centre de femmes de Pointe-Saint-Charles depuis près de 30 ans. Des dames qui n'ont pas le choix, ce n'est pas rare. « C'est fréquent. Et ça s'accentue. Des femmes qui arrivent ici et nous disent : "Avez-vous encore du pain" ? »

Quand j'ai frappé à sa porte, lundi, Micheline préparait des pancartes pour la manifestation d'hier, avec l'aide de Marie-Lyne, bénévole, et de Martine, organisatrice communautaire. « Nous sommes au bout du rouleau. Madame prend congé est fermé », lit-on sur une des pancartes posées à l'entrée du local de la rue Grand Trunk.

Madame prend congé fait partie des 1300 organismes communautaires qui étaient en « grève sociale » depuis deux jours pour protester contre les mesures d'austérité du gouvernement Couillard. On parle ici d'organismes qui doivent souvent aider des gens à survivre alors qu'ils peinent eux-mêmes à survivre.

On parle de gens qui, pour obtenir du financement, se retrouvent comme dans la maison des fous d'Astérix. On parle de travailleurs communautaires qui sont aux premières loges quand il s'agit de voir l'impact des politiques d'austérité sur les populations les plus défavorisées.

Pour eux, la quête effrénée du déficit zéro, ce n'est pas un truc comptable. C'est des vies gâchées, des ailes coupées, des espoirs déçus. C'est des enfants qui ne reçoivent pas l'aide dont ils ont besoin à l'école. C'est des citoyens laissés pour compte qui, faute de pouvoir se payer le privé, peinent à se faire soigner dans des délais raisonnables.

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« Qu'est-ce que tu penses que ça va donner, la grève ? », ont demandé à Micheline des femmes qui fréquentent son centre. Le plus souvent, elles ont l'impression que leur voix ne compte pas. Leur vie, encore moins. Elles ont l'habitude de voir leurs droits bafoués. Trop occupées à survivre, elles n'ont souvent plus la force de se battre.

Éternelle optimiste, Micheline refuse de baisser les bras. « Je n'accepte pas qu'on me dise qu'il n'y a pas d'argent au Québec. » C'est une question de choix, dit-elle. Sans guillemets, cette fois. Des choix de société ? Non. « C'est des choix du gouvernement. » Des choix inéquitables qui la mettent en colère.

« C'est bizarre qu'on parle d'austérité et qu'en même temps, on réussit à donner des subventions extraordinaires à des entreprises comme Bombardier ! »

- Micheline Cromp, qui travaille depuis près de 30 ans pour l'organisme Madame prend congé

Née à Pointe-Saint-Charles, Micheline, la soixantaine indignée, sait trop bien ce qu'est la pauvreté. Elle a dû surmonter bien des obstacles pour que ses quatre enfants fassent des études et s'en sortent. Son caractère de battante s'est forgé dans ce quartier industriel où 40 % de la population vit encore sous le seuil de la pauvreté. Elle sait trop bien le dédain que ça engendre. Elle sait la honte que ressentent ceux qui peinent à s'en sortir. Elle sait les ravages sur l'estime de soi. « C'est ce que j'ai connu. C'est le mépris des gens. C'est l'image de la pauvreté comme étant quelque chose d'abject et d'épeurant qui faisait qu'on était tous des criminels en puissance ou presque, qu'on ne pouvait pas avoir une opinion ni un minimum d'intelligence. »

Ce mépris n'a pas disparu, se dit-elle, en voyant les choix du gouvernement libéral en santé et en éducation. Des choix qui rendent plus vulnérables des gens déjà vulnérables.

Pour ces gens, les organismes communautaires sont souvent la seule planche de salut. La seule porte ouverte quand toutes les autres sont fermées. « Les gens du communautaire sont brûlés. C'est un milieu difficile. On est au feu constant. »

Grâce au travail précieux d'organismes comme Madame prend congé, des laissés-pour-compte qui autrement s'écrouleraient reprennent pied. « Mais il y a aussi des gens qui s'écroulent, me dit Micheline, la gorge nouée. Des gens qu'on perd. Plus qu'avant. Si on n'était pas là, je ne peux même pas m'imaginer ce qui arriverait. »

« J'espère que la population en général va comprendre que le message, ce n'est pas de lui dire qu'on en veut plus. » Son message au gouvernement : « Arrêtez avec votre austérité ! Vous êtes assis sur l'argent. Votre grosse caisse et son trésor, vous en avez la clé ! »

La clé pour plus de charité ? Non. Pour plus d'équité et de dignité.