Gérald LeBlanc est de ces gens que l'on se trouve chanceux d'avoir connus. De ces êtres qui nous rendent moins ignorants... Hier soir, plusieurs dizaines de personnes, proches, amis et collègues, se sont réunis pour rendre hommage à cet ancien journaliste à La Presse et au Devoir, mort le 1er février, à l'âge de 76 ans.

Originaire de Saint-Quentin, au Nouveau-Brunswick, Gérald se surnommait lui-même «l'Acadien sédentaire». Moi, il m'appelait le «cocktail ethnique». Lui qui connaissait tous les cocktails ethniques de Montréal m'a toujours donné l'impression qu'il en savait plus sur mes origines que j'en savais moi-même. Il m'a déjà expliqué d'où venait le patronyme Elkouri, un nom qui veut dire «Le Curé» en arabe, aussi répandu au Liban que LeBlanc en Acadie. Je soupçonnais cet ancien curé défroqué d'éprouver de la sympathie pour mon curé d'ancêtre qui avait eu beaucoup d'enfants.

Même à la retraite, il m'écrivait de temps en temps. Parfois pour m'envoyer des pots. D'autres fois, des fleurs. Il finissait toujours son message en me disant de saluer mon «séparatiste d'amoureux».

Lui qui était un fervent nationaliste et un grand défenseur de la langue française voyait d'un bon oeil le mélange «cocktail ethnique-amoureux-séparatiste». Je pense qu'il souhaitait secrètement que ce genre de mariage soit obligatoire. Il a déjà écrit: «Un dictateur éclairé ordonnerait sans doute que la moitié des immigrants se marient avec les habitants du pays; ce serait la route la plus rapide vers l'intégration des nouveaux arrivants.»

Le journalisme le passionnait. Il y a un an et demi, j'ai eu la chance d'être assise à la même table que lui lors d'un souper du gala de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). C'était un rendez-vous qu'il ne ratait jamais. Lui-même ancien pilier de la FPJQ, il connaissait tout des coulisses des médias.

Avec lui, la conversation pouvait être un combat. Il me faisait souvent rire. Il me faisait réfléchir. J'ai toujours apprécié son ouverture, son humanisme, sa capacité de créer des ponts entre «Nous» et les «Autres» avec ce petit sourire en coin. J'ai toujours été impressionnée aussi par sa vaste culture et son spectaculaire carnet d'adresses. Il pouvait vous citer du même souffle Amin Maalouf, Thomas d'Aquin et René Lévesque. Il semblait connaître la moitié de l'univers. Un contact à Cuba? Un tuyau arménien? Il suffisait de demander à Gérald.

En mai dernier, je l'ai appelé pour lui demander conseil pour une chronique. J'ai senti à sa voix que quelque chose n'allait pas. Il venait d'annuler un voyage à Berlin. Il ne se sentait pas en forme. Il avait fait des bronchites à répétition. Il maigrissait à vue d'oeil. Deux mois plus tard, je recevais de sa part un courriel intitulé «Le début de la fin».

Le diagnostic était sans appel: son cancer du poumon faisait un retour fulgurant. Aucune chance de guérison. Un sursis d'un an plus ou moins dans le meilleur des cas. Mais Gérald n'était pas geignard pour autant. Il se trouvait chanceux, choyé. Content d'avoir vécu 75 ans et d'avoir connu des gens merveilleux.

Plutôt que de se morfondre, il a osé une folie. Que serait la vie sans folie? demandait-il.

Son amoureuse Jocelyne et lui ont décidé d'utiliser l'argent du voyage annulé à Berlin pour se payer un voyage de cinq jours à New York en faisant semblant d'être riches. Avion première classe, chic hôtel dans Greenwich Village. Il a rencontré des gens qu'il aime. Il a flâné le long des rues pour s'imprégner une dernière fois de la vie new-yorkaise. Il est rentré fatigué mais heureux. Lui qui aimait voyager avait de plus en plus de mal à marcher. «J'aurai bientôt besoin d'une canne, écrivait-il. So be it, comme on dit dans l'autre langue du Canada bilingue anglais, en dehors du Québec et de ses frontières acadienne et franco-ontarienne.»

Je garde précieusement son livre Montréal comme je l'ai vue, un récit de son pèlerinage à Montréal, dans les années où il était city columnist à La Presse, de 1986 à 1990. Il m'en avait légué un exemplaire dédicacé quand il a pris sa retraite.

Au Québec, écrivait Gérald, «le couple devient triangle [anglophones-francophones-allophones], avec les problèmes habituels de la vie à trois». Il cherchait à lever le voile sur des pans moins connus de la réalité montréalaise. Il a été un des premiers journalistes à s'intéresser aux minorités culturelles, s'efforçant toujours d'aller au-delà du folklore et des clichés. «Plus j'apprenais à les connaître, moins je savais comment les définir, écrivait-il. Il eût d'autre part été parfaitement ridicule pour un Acadien, débarqué à Montréal en 1970, de traiter d'immigrants des gens [Juifs, Italiens, Grecs...] nés et élevés à Montréal.» Son identité acadienne lui permettait de voir le Québec autrement.

Il y a un mois, sachant que le voyage de Gérald tirait à sa fin, j'ai voulu lui envoyer un dernier petit mot. Il n'avait pas peur de la mort. Moi, oui. Je ne savais pas quoi dire. Je ne sais jamais quoi dire devant la mort.

Je me sens analphabète. Je lui ai donc juste envoyé un petit bonjour avec deux photos que j'ai prises à une semaine d'intervalle l'automne dernier. Une à Pointe-à-la-Croix, en Gaspésie, qu'il connaissait bien, puisque c'était le patelin d'origine de son père (et de ma belle-mère). L'autre à Mardin, en Turquie, ville natale de mon grand-père arménien.

J'ai espéré que ce clin d'oeil de l'Acadie à l'Arménie le fasse sourire.

Il va me manquer.