Deux jeunes hommes arrivent à la caisse de la SAQ. Ils ont plusieurs bouteilles de cognac dans leur panier. L'un d'eux sort de sa poche une pile de cartes-cadeaux SAQ. De ces cartes de 25$, 50$ ou 100$ qu'on peut acheter en pharmacie.

Une vingtaine de cartes en tout. Certaines sont de toute évidence des cartes clonées. L'une d'elles ne fonctionne pas. Pendant une vingtaine de minutes, l'employé de la SAQ, de plus en plus nerveux, tente de faire sonner le «bip» du code-barres de la carte. En vain. Le client s'impatiente. Il devient agressif. Il croit que l'employé tente de bloquer la transaction.

«Tu le fais exprès! Je sais que tu le fais exprès!» lance le client.

Les insultes et les menaces fusent.

Non, il ne le fait pas exprès. Il ne ferait pas exprès de mettre sa vie en danger pour quelques bouteilles de cognac. «J'en ai encore des sueurs froides quand j'y pense», me dit l'employé.

J'ai rencontré cet employé la semaine dernière. J'ai aussi parlé à cinq autres de ses collègues. Ils travaillent dans différentes succursales de la SAQ. Mais ils vivent les mêmes inquiétudes et les mêmes frustrations devant ces cas de fraude qui soulèvent des enjeux de sécurité et d'éthique. Ils ont demandé à ce que leurs témoignages restent anonymes parce qu'ils craignent pour leur sécurité ou ne veulent pas avoir d'ennuis avec la SAQ.

Que disent ces employés? Ils disent que le même scénario, à quelques variations près, se répète semaine après semaine, dans plusieurs succursales de la SAQ de la grande région de Montréal depuis plusieurs mois, voire plus de trois ans dans certaines succursales. Ce sont souvent les mêmes clients. Ils vont tout droit vers les allées de cognac, de scotch, de vodka ou de champagne. Ils peuvent acheter pour 1000$ d'alcool par transaction. Parfois avec des cartes-cadeaux SAQ de 25$, 50$ ou 100$. D'autres fois avec des cartes de crédit prépayées sans puce. Certains utilisent plusieurs cartes par transaction. Si ça fonctionne, ils retournent parfois dans le magasin pour remplir de nouveau leur panier. Si ça ne fonctionne pas, certains ont la délicatesse d'abandonner après quelques essais infructueux. D'autres se fâchent et menacent l'employé à la caisse. «Tu vas la faire fonctionner! Je sais dans quel coin t'habites. Je vais te casser la gueule...»

Parfois, quand ils quittent la SAQ, avec leur lot de 1000$ d'alcool, c'est tout juste s'ils ne disent pas «À demain!»

Ces incidents qui se répètent finissent par créer un climat de tension dans les succursales visées par des fraudeurs. Plusieurs employés craignent de croiser dans la rue les mécontents ou d'être suivis en voiture à leur sortie du travail. Certaines employées se sentent particulièrement vulnérables dans le stationnement à la fin de leur journée de travail. «Elles ont peur. Elles ne veulent pas sortir seules.»

Des employés qui ont pris la peine de rédiger un rapport d'incident chaque fois qu'ils sont témoins de tels incidents ont l'impression que la direction ne prend pas le problème au sérieux et que rien ne bouge. Certains ont cessé d'en rédiger, voyant que ça ne donnait rien.

«La SAQ privilégie son argent plutôt que notre sécurité», me dit un employé. Plusieurs ont en tête le meurtre d'Hélène Leduc, cette employée de la SAQ de Baie-d'Urfé qui a succombé à ses blessures le 22 janvier, quatre ans après avoir reçu une balle dans la nuque. Depuis cet événement tragique, des mesures ont été prises pour améliorer la sécurité des employés. Mais bien des problèmes demeurent.

Un autre employé: «Le problème des cartes contrefaites est constamment signalé à la haute direction, mais celle-ci ne veut rien faire sous prétexte qu'on ne peut pas refuser une carte qui semble légitime.»

«On comprend qu'on ne doit pas faire de profilage, qu'on ne doit pas présumer que celui-ci ou que celle-là utilise une carte contrefaite simplement parce qu'il n'a, à vue de nez, pas plus de 20 ans et se paie des Dom Pérignon à 280$ la bouteille. Mais quand ce même client revient deux ou trois fois par semaine pour s'acheter ensuite l'équivalent de 600$ en cognac et autres produits... Il y a un moment où tu te dis que le code d'éthique de la SAQ, ça s'applique juste quand ça fait leur affaire.»

Un autre employé encore: «J'estime que, à la SAQ où je travaille, d'une semaine à l'autre, les montants impliqués dans les ventes faites à l'aide de cartes de crédit frauduleuses représentent de 3 à 5% des ventes globales.» Certaines journées, cela peut représenter plus de 10% des ventes.

Ce genre de fraude est très souvent le fait de réseaux de crime organisé qui s'en servent pour financer des activités criminelles (trafic de drogue, prostitution, etc.). Si c'est le cas ici, est-ce à dire que, par son inaction, la SAQ se retrouve à financer les activités de ces groupes? demande un employé.

Il faut savoir que lorsque les transactions frauduleuses sont faites par cartes-cadeaux SAQ ou cartes de crédit prépayées, la SAQ est tout de même payée pour l'achat. Dans le cas de cartes-cadeaux, c'est le fournisseur externe qui paie la note, me confirme le porte-parole de la SAQ. Quand il s'agit de cartes de crédit prépayées, ce sont généralement les institutions financières qui essuient les pertes. «Parfois, le service de la comptabilité demandera à se faire faxer la partie signée par le client - de fausses signatures la plupart du temps -, mais aucun problème relatif à l'encaissement des montants n'a été signalé depuis l'apparition de ce phénomène», observe un employé.

La SAQ ne pourrait-elle pas régler une bonne partie du problème en cessant d'accepter les cartes de crédit sans puce? demande un employé. Pourquoi ne le fait-elle pas?

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Le Service de police de la Ville de Montréal dit qu'il s'agit d'un problème connu, mais que tout cela reste «dans la normalité des chiffres». Il n'y aurait pas plus (ni moins) de cas signalés par la SAQ qu'à l'habitude. On suggère que les entreprises mettent en place des moyens pour éradiquer la fraude.

Le président du syndicat des employés de la SAQ, Alexandre Paré, reconnaît l'existence de ce type de fraude, mais dit ne pas avoir eu d'information laissant croire que c'est «plus intense qu'à l'habitude». «Si c'est vrai, bien sûr que ça nous inquiète et bien sûr qu'on va agir», dit-il. Mais à première vue, précise-t-il, rien ne laisse croire que la situation exige des mesures particulières. «Sur plus de 1300 rapports d'incidents en 2014, on rapporte seulement sept altercations liées aux cartes de crédit.»

Ces chiffres reflètent-ils la réalité ou plutôt le fait que les employés ont cessé de répertorier les incidents, voyant que cela ne donnait rien?

Le président du syndicat dit qu'il ne peut agir si les employés ne rapportent pas les incidents. Les employés disent qu'ils ne veulent plus perdre de temps à remplir des rapports d'incidents si personne n'y donne suite. Nous voilà devant un cercle vicieux.

Qu'en dit la direction de la SAQ? Elle n'en dit malheureusement pas grand-chose, au-delà des généralités sur la sécurité de ses employés. «On ne demande jamais aux employés de mettre leur vie en danger», a rappelé son porte-parole Renaud Dugas. Mais encore?

La SAQ m'a invitée à faire une demande d'accès à l'information si je voulais en savoir plus. Ce qui est trop souvent une façon de dire, sans rien dire: «Cela ne vous regarde pas.»