Cette lettre est le contraire d'une berceuse. Je ne veux pas vous endormir. Je veux vous éviter un état de déni ou d'apathie dans lequel il est si facile de glisser sans même s'en rendre compte.

Dans quelques jours, on commémorera les 25 ans de la tragédie de Polytechnique. À la télé, dans les journaux, vous verrez des gens, des rubans blancs à la boutonnière, parler de «Poly», la gorge nouée. Et vous allez peut-être me demander: «De quoi parlent-ils?»

Je préférerais sans doute que vous ne me posiez pas la question. Pas tout de suite, du moins. Vous avez 8 et 10 ans. C'est bien jeune, je trouve, pour être exposés à la frayeur du monde. J'aimerais mieux continuer à vous bercer de belles histoires... Mais si vous posez la question, je promets d'essayer de répondre. Je dis «essayer», car 25 ans plus tard, il me semble que cette tragédie suscite encore plus de questions que de réponses.

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J'avais 15 ans le 6 décembre 1989. Ce jour-là, un homme armé qui disait détester les féministes entrait à l'École polytechnique. Il a abattu 14 jeunes femmes avant de mettre fin à ses jours.

J'étais à la bibliothèque du quartier quand c'est arrivé. C'est la dame derrière le comptoir qui m'a appris la nouvelle, les yeux exorbités. «La drogue...» avait-elle dit, en soupirant. «Ça doit être la drogue.»

Je ne me souviens plus quel livre j'avais emprunté. Mais je me souviens que dehors, il faisait très noir.

J'avais 15 ans. Mais ce jour-là, j'ai vieilli d'un coup. Je me revois écoutant les nouvelles, les yeux gonflés d'horreur. Je revois Nathalie Provost, une des survivantes, sur son lit d'hôpital, une blessure au-dessus de l'oeil, qui lance à la caméra: «Je veux que toutes les filles qui se sont déjà dit qu'elles aimeraient peut-être aller en génie... Qu'elles n'arrêtent pas à cause de ce qui est arrivé mercredi.»

C'était comme si elle me parlait. Je n'étais même pas cette fille qui voulait peut-être aller en génie. Mais j'étais cette fille naïve encore persuadée que ce combat ne me concernait pas. À la rigueur, c'était peut-être celui de ma mère - votre grand-mère - qui a étudié en génie dès les années 60. D'abord à l'université d'Alep, en Syrie, où sur 150 diplômés, il n'y avait que 5 femmes. Puis, à Montréal, en 1968, à l'École polytechnique. Là-même où, grâce aux luttes féministes, quelques femmes commençaient à prendre leur place dans un lieu qui leur était autrefois interdit.

J'ai mis beaucoup de temps à réaliser que tout cela me concernait aussi.

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«Vous allez être des ingénieures. Vous êtes une gang de féministes. J'haïs les féministes.» C'est ce qu'a dit Marc Lépine, l'homme armé qui a tué 14 jeunes femmes le 6 décembre 1989, traumatisant une société entière.

Acte de folie d'un homme en détresse ou crime misogyne? Je pense que l'un n'exclut pas l'autre. De la même façon qu'on n'hésiterait pas à parler de crime raciste si l'assassin avait choisi de séparer les Blancs des Noirs pour ne tuer que ces derniers, on devrait pouvoir parler ici de crime misogyne et antiféministe. Le nier, comme on l'a trop longtemps fait, c'est nier l'évidence. Car selon la logique de l'assassin, qu'il a pris soin d'expliquer dans une lettre, ces femmes n'étaient pas juste coupables d'être femmes. Elles étaient aussi coupables d'avoir eu l'audace de conquérir un lieu autrefois réservé aux hommes. Dans la poche de sa chemise, Lépine avait sa liste noire de femmes qui avaient osé s'aventurer dans des bastions masculins ou bousculer l'ordre des choses: la première femme pompière au Québec, la première femme capitaine de police, des politiciennes, des syndicalistes, une commentatrice de sports, une journaliste...

Pour moi, ce jour-là, c'est une certaine idée du progrès qui s'est retrouvée dans une flaque de sang. L'idée selon laquelle les hommes et les femmes sont égaux. L'idée qui a conduit votre grand-mère et tant d'autres femmes à prendre leur place dans des domaines traditionnellement masculins. Une idée pour laquelle, ici et ailleurs, des féministes ont dû se battre et se battent toujours. Une idée qui dérange encore certaines personnes, malheureusement.

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Je repense à ce que dit l'auteure Fanny Britt en réfléchissant à la tragédie de Poly: «On ne peut pas être mère de fils, sans porter ça dans notre coeur... Porter à la fois un espoir pour des garçons qui ne seraient pas dans la peur du pouvoir de l'autre, qui ne seraient pas dans la perte de leur pouvoir.»

On ne peut pas, non.

Je ne veux pas que vous vous sentiez coupables. Je veux que vous vous sentiez solidaires.

Je repense à cette question que l'un de vous deux m'a posée l'autre jour. «Maman, qu'est-ce que ça veut dire "féministe"?»

Être féministe, c'est vouloir tout simplement que les garçons et les filles soient égaux. Pour moi, c'est un humanisme. C'est une quête de dignité. C'est une forme de respect. C'est un esprit critique. C'est le refus des stéréotypes dans lesquels on nous enferme. Ça vaut pour les filles comme pour les gars.

Je suis une héritière de ce féminisme. J'aimerais que vous sentiez que vous l'êtes aussi. J'aimerais que vous mettiez moins de temps que moi à réaliser que tout cela vous concerne aussi. Car je suis convaincue qu'une société égalitaire n'est pas qu'une meilleure société pour les femmes. C'est une meilleure société, point à la ligne. Une société plus juste pour tout le monde. Vous inclus.

Ça semble aller de soi, me direz-vous. Et pourtant, non... Tout cela reste bien fragile. Ne l'oubliez pas.