«Une aberration.» C'est le mot qu'emploie Céline Lafontaine pour désigner le Programme québécois de procréation assistée. Un programme qui a été adopté sans véritable réflexion sur les enjeux éthiques qu'il soulève. Un programme qui paie pour les dégâts d'une industrie qui fait de l'expérimentation sur le corps des femmes, déplore-t-elle.

Céline Lafontaine est sociologue à l'Université de Montréal. Elle est l'auteure du livre-choc Le corps-marché, récemment publié aux Éditions du Seuil. L'essai, qui s'intéresse à la marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie, a suscité beaucoup d'intérêt en France - encore samedi, Le Monde y a consacré un long article. Mais au Québec, Le corps-marché a été accueilli avec un haussement d'épaules ou presque, bien que sa parution ait coïncidé avec la controverse sur le recours de Joël Legendre à une mère porteuse dont les traitements ont été remboursés par l'État. À l'heure où Québec songe à sabrer le programme de procréation assistée, les questions essentielles soulevées par la sociologue méritent pourtant mieux que de l'indifférence.

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Pour Céline Lafontaine, ce qu'on a appelé «l'affaire Joël Legendre» nous en dit long sur les dérives éthiques de notre société. Il ne s'agit pas, précise-t-elle d'emblée, de remettre en question l'homoparentalité. «En France comme au Québec, on noie la question dans des revendications de droits alors que ce n'est pas la question», dit-elle.

Il s'agit plutôt d'arriver à comprendre la logique néolibérale de commercialisation qui prend forme dans ce discours inquiétant de «droit à l'enfant». «Pour moi, ce sont des nouvelles formes de droite qui passent par le sentimentalisme. C'est très troublant de voir à quel point notre société n'a plus de résistance et ne fait plus la différence entre ce qui est une revendication des libertés et des droits fondamentaux et ce qui est de l'ordre du consumérisme et de l'individualisme libéral.»

Comment se fait-il que, collectivement, au Québec, on ait choisi de subventionner un programme d'une industrie qui crée des problèmes de santé et qui fait de l'expérimentation sur le corps humain? Comment se fait-il que ces questions soient à ce point banalisées?

La sociologue souffle une réponse troublante: «On a une espèce d'aura culturelle au Québec qui noie les questions dans du sentimentalisme et du vedettariat.

«Là, il y a Joël Legendre pour les mères porteuses. Mais à l'origine, il y a Céline Dion et Julie Snyder qui ont milité pour la procréation in vitro. On voit la procréation in vitro comme une sorte d'eldorado alors que derrière, bien avant les mères porteuses, les questions sont déjà là, dans l'idée même de la procréation assistée.»

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Dans Le corps-marché, Céline Lafontaine explique que même si la fécondation in vitro (FIV) est largement répandue, les véritables implications médicales de cette méthode demeurent le plus souvent inconnues du grand public. Les traitements de FIV ne sont pas sans risques pour la santé. Ils sont souvent très pénibles, même si cette réalité est le plus souvent occultée. On accepte pour le corps des femmes des risques que l'on n'accepterait jamais s'il s'agissait de corps d'hommes. Et trois fois sur quatre, ça ne fonctionne pas, une autre donnée dont les cliniques de fertilité ne se vantent pas.

Malgré tout, il y a une pression sur les femmes pour continuer, dans un contexte où la FIV est devenue une norme. On glorifie la souffrance. «On valorise le courage de ces femmes qui subissent des traitements difficiles pour avoir un enfant. On se croirait dans les années 30!»

Au Québec, pour justifier un financement public, on a insisté sur le fait que cela permettrait de diminuer les risques, notamment en limitant le nombre d'embryons implantés lors des FIV afin de réduire les risques de grossesses multiples. Le fait est que l'accès élargi à la procréation assistée a fait augmenter le nombre de grossesses multiples, même s'il est vrai que le taux a baissé.

Pour Céline Lafontaine, il est insensé que l'État subventionne ces dérives. «On a une industrie qui exploite le corps humain, qui exploite surtout la souffrance de ne pas avoir d'enfants et qui, finalement, réussit à se faire financer par l'État! C'est tellement inouï comme logique capitaliste que c'est incroyable!»

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Et les mères porteuses, dans tout ça? Pour la sociologue, il s'agit de la forme la plus extrême de commercialisation du corps humain. Que l'État rembourse les traitements des mères porteuses qui utilisent la FIV est pour elle injustifiable, tant sur le plan des finances publiques que sur le plan éthique.

Derrière le sentimentalisme du «don altruiste», elle voit surtout des dérives marchandes. Et derrière un progressisme apparent, quelque chose de rétrograde. «Dans une société hyper individualiste et capitaliste, il n'y a rien de naturel au don des femmes et encore moins au don de vie.» Des décennies de féminisme pour en arriver là, vraiment?

Si on peut bien sûr trouver des cas de mères porteuses épanouies ou de femmes qui ont fait ce choix par amitié, ils ne sont nullement représentatifs du phénomène, observe la sociologue. Dans la majorité des cas, on est dans des logiques d'exploitation. «Jusqu'à maintenant, des mères porteuses médecins, on n'en a pas vu. Des mères porteuses profs d'université comme moi, je n'en connais pas!»

Il faut aussi savoir que dans le cas des mères porteuses, il y a toujours au moins deux mères, rappelle Céline Lafontaine. Celle qui donne les ovules (et qui subit des traitements très douloureux). Et celle qui n'a d'autre fonction que de produire un enfant. La raison étant qu'on veut couper le lien entre la mère porteuse et le bébé. «Cela va donc à l'encontre même de ce qu'on prône en santé publique: l'allaitement, le rapport mère-enfant...» Comment justifier ce double discours?, demande la sociologue, médusée.

Autre question qui intrigue Céline Lafontaine: alors qu'on sort d'une campagne délirante autour du voile, fondée sur un soi-disant féminisme particulier au Québec, comment expliquer qu'on banalise complètement le fait que des femmes choisissent de devenir des matrices pour produire des enfants?

Au-delà du sentimentalisme, tant de contradictions... À méditer.