Des voix se sont élevées ces derniers jours pour dénoncer l'indifférence devant l'horrible sort réservé à plus de 200 jeunes filles du Nigeria, enlevées par le groupe islamiste Boko Haram, qui veut les vendre comme esclaves. «Ramenez-nous nos filles», demandent les familles des disparues, dont la voix a été relayée par une campagne internationale dans les médias sociaux.

«Ramenez-nous nos filles.» Les familles des quelque 1200 femmes et filles autochtones assassinées ou portées disparues au Canada pourraient scander le même slogan. Des enlèvements, ça n'arrive pas qu'au Nigeria. Cela arrive ici même, dans notre propre cour, dans un pays qui se vante d'être un pionnier des droits des femmes... Ce qui n'empêche pas ce même pays d'en considérer certaines comme des citoyennes de seconde classe. Des filles invisibles, qui peuvent être kidnappées, violées et assassinées dans l'indifférence.

Les chiffres de la GRC rendus publics la semaine dernière font frémir. On parle désormais de 1186 femmes et filles autochtones assassinées ou portées disparues au Canada, soit des centaines de plus que ce qui avait été estimé jusqu'ici. Alors que ces femmes ne comptent que pour 4% de la population canadienne, elles représentent 16% de toutes les femmes assassinées entre 1980 et 2012.

L'indifférence du gouvernement Harper devant cette tragédie est scandaleuse. Cela fait des années que des voix s'élèvent pour exiger une enquête nationale sur les femmes autochtones tuées ou disparues. L'Assemblée des Premières Nations, des gouvernements provinciaux, le PLC, le NPD, Amnistie internationale, Human Rights Watch, des associations autochtones, et même l'ONU... Tous réclament une commission d'enquête nationale qui permettrait de faire la lumière sur cette tragédie et d'y mettre fin. Le gouvernement Harper, insensible au sort de ces filles invisibles, leur offre toujours la même réponse honteuse: non.

D'où cette question: si ces 1186 victimes n'étaient pas autochtones, le gouvernement oserait-il les ignorer de la même façon?

Pour justifier encore une fois son refus de mener une enquête nationale sur cette tragédie, Stephen Harper a dit que de nombreuses études avaient déjà été faites sur le sujet. «C'est le temps d'agir, ce n'est pas le temps de continuer d'étudier, et ce gouvernement agit», a-t-il prétendu.

Le fait est que le gouvernement Harper a surtout agi en ignorant soigneusement les recommandations pertinentes qui lui ont été faites jusqu'à présent. Encore la semaine dernière, on apprenait qu'un comité parlementaire qui a passé un an à étudier la violence faite aux femmes autochtones avait recommandé, dans un rapport préliminaire obtenu par la CBC, la tenue d'une enquête publique. Mais dans la version finale livrée la veille de la Journée de la femme, cette recommandation avait disparu. Recommandation invisible pour des filles invisibles dans un rapport insipide, ne contenant aucun engagement concret. Bonne Journée de la femme, tout le monde!

Ces filles ne sont pourtant pas que des statistiques. Pour chaque vie volée, il y a une famille éplorée. Parlez-en à Michèle Audette, la présidente de l'Association des femmes autochtones du Canada, si indignée par le refus persistant du gouvernement Harper de rendre justice aux victimes qu'elle a décidé de se lancer en politique (sous la bannière libérale) et d'en faire son combat.

Entre 2005 et 2010, l'Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) avait déjà recensé quelque 600 cas de femmes assassinées ou disparues depuis 1960. L'association était allée à la rencontre de chacune des familles touchées par ces drames. Contrairement à ce que l'affaire Pickton - ce tueur en série devenu le symbole de la violence frappant les femmes autochtones - portait à croire, les victimes n'étaient pas uniquement des prostituées. «On a découvert que c'était vraiment madame Tout-le-Monde qui pouvait être vulnérable et se retrouver dans ces malheureuses statistiques», me dit Michèle Audette.

Fait troublant, selon l'AFAC, seulement 53% des cas de meurtres de femmes ou de filles autochtones recensés ont mené à des accusations d'homicide.

Qu'a fait le gouvernement conservateur? En 2010, il a coupé les vivres à Sisters in Spirit, le programme de collecte de données chapeauté par l'AFAC. Craignait-on que le registre documentant la tragédie lève le voile sur des bavures policières qui exigeraient de dédommager les familles des victimes?

La GRC promet de faire paraître bientôt un rapport sur les femmes autochtones disparues et assassinées, se disant déterminée à faire la lumière sur ces tragédies afin que les familles obtiennent justice. Fort bien. Mais cela ne peut remplacer une commission nationale d'enquête, qui permettrait de savoir, entre autres choses, quelle est la part de responsabilité de la police, quels sont les problèmes systémiques (pauvreté, racisme, sexisme, etc.) à la base de ces meurtres et de ces disparitions, quelles sont les solutions à envisager pour y mettre fin...

Il va de soi que la GRC, montrée du doigt dans de nombreux rapports pour ses lacunes en matière de protection des femmes autochtones, n'est pas la mieux placée pour faire la lumière de façon impartiale sur ce scandale. Comme le dit un proverbe arabe: si la gazelle tombe malade, ne demande pas au lion d'aller l'examiner.

On ne parle pas ici d'un fait divers isolé. On parle d'une horrible tragédie qui se poursuit sous le regard insensible du gouvernement. Une tragédie qui a fait périr près de 1200 femmes et filles autochtones, le plus souvent dans l'indifférence. Combien en faut-il pour ébranler le gouvernement Harper?