Quand sa mère l'a vu arriver à la maison avec un appareil photo haut de gamme, elle a froncé les sourcils.

«C'est à qui cet appareil photo? Tu l'as volé?»

L'air espiègle, Syedoun rigole en imitant sa mère. Il a 12 ans. Originaire du Bangladesh, il a atterri à Montréal il y a à peine deux ans. Il a encore un pied là-bas, un autre ici. Et cet air d'adolescent moqueur qui doit bien être universel.

Syedoun fait partie de la classe de celle qu'il appelle «Mme Lisa» - la classe d'accueil de Lisa Carrier, professeure de français à l'école secondaire La Voie, dans le quartier Côte-des-Neiges. Une classe comme un navire en mer houleuse à bord duquel embarquent des élèves de 12 à 17 ans venus des quatre coins du monde. Pour la plupart, cela ne fait qu'un an ou deux qu'ils vivent à Montréal. On dit qu'ils sont «en grand retard scolaire». Pour arriver à bon port, il leur faudra travailler très fort. Et Mme Lisa devra redoubler d'imagination.

Depuis quelques semaines, les élèves de Mme Lisa ont la chance de participer au projet «La Voie Déclic» de la photographe Caroline Hayeur. Ils l'appellent, vous l'aurez deviné, «Mme Caroline», mêlant la familiarité et la déférence comme ils mêlent l'ici et l'ailleurs.

C'est donc Mme Caroline qui leur a mis entre les mains cet appareil photo suspect que la mère de Syedoun croyait volé. En ce matin d'avril, j'assiste à un atelier de médiation culturelle permettant un rapprochement entre des artistes et ces jeunes qui, autrement, auraient peu accès à la culture. On est ici dans les coulisses de l'intégration. Au seuil du «Nous», là où tout reste à construire. Là où la culture devient ce fil qui lie l'ici et l'ailleurs.

Un atelier de médiation culturelle dans un milieu populaire avec des adolescents immigrés maîtrisant peu le français... On conviendra en partant que c'est une mission pour le moins complexe. Mais c'est le genre de projet que Caroline Hayeur fait dans l'ombre depuis presque 15 ans, en y mettant tout son coeur et son talent.

Après avoir enseigné aux élèves de Mme Lisa les notions de base en photographie, l'artiste leur a confié une mission: photographier leur chambre sous toutes ses coutures et y réaliser un autoportrait.

Que ramène-t-on de chez soi quand on doit prendre juste une valise? Qu'est-ce qui nous appartient, nous définit? Quand on atterrit à Côte-des-Neiges et que l'on dit «chez moi», qu'entend-on par là?

Dans la salle de spectacle de maison de la culture Côte-des-Neiges, la photographe projette sur un grand écran les réponses offertes par les élèves de Mme Lisa. Elle est heureuse de voir à quel point les élèves se sont investis dans le projet.

Assise à mes côtés, Mme Lisa regarde les photos avec fascination, comme on soulève à la dérobée les rideaux de maisons secrètes. Ses élèves n'ont pas encore les mots pour se raconter dans la langue du pays d'accueil. Leur français est hésitant. Elle en sait très peu sur leur vie. Le fait de pouvoir entrer chez eux grâce à ce projet l'aide à mieux les comprendre.

Ces adolescents viennent pour la plupart de communautés où la «chambre à soi» est une chose rarissime. Pour Syedoun, qui habite un tout petit appartement où 13 personnes du Bangladesh ont débarqué durant la fin de semaine, réaliser ce projet a été tout un défi. Sur une photo, on ne voit que son ombre sur le mur, avec un signe de victoire au-dessus de sa tête. Sur une autre, avec une prise de vue en contreplongée, à hauteur d'enfant, on le voit caché sous une couverture - peut-être la seule façon d'échapper un moment à la visite, avec la complicité de sa petite soeur, qui a pris la photo.

Shahad, timide jeune fille d'origine irakienne, a présenté un très joli autoportrait réalisé grâce à des jeux de miroir. Somanie, originaire de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, une photo de sa petite soeur, une autre de ses chaussures alignées dans son placard.

Cinq des élèves de Mme Lisa sont originaires des Philippines. La photographe les appelle en riant ses «messieurs Tagalog». Qu'ont-ils rapporté comme images? Une collection de casquettes, une commode où s'empilent les produits pour les cheveux pour rester coquet, un téléphone intelligent posé sur le lit à côté d'un chien en peluche... Leurs souvenirs du pays d'origine sont surtout numériques, d'où ces nombreuses photos de photos sur l'écran d'un téléphone ou d'un ordinateur.

Les messieurs Tagalog s'échangent des blagues dans leur langue d'origine en regardant les images. «Comment on dit monsieur Tannant en tagalog? demande la photographe, en les narguant.

- Tannant? Ça n'existe pas!»

Le projet culminera avec une exposition des autoportraits de chaque élève dans le hall de la maison de la culture. Il y aura un vernissage, avec des cartons d'invitation officiels et tout le reste. Pour ces élèves, qui, malgré tous leurs efforts, ne sont généralement pas ceux qui récoltent des méritas à la fin de l'année, l'expérience sera très valorisante.

Mais ce qui intéresse la photographe, ce n'est pas tant l'exposition que tout le cheminement qui y mène. La rencontre. La confiance. La collaboration. La fierté partagée... Un remarquable travail de tissage en coulisses, aussi ardu qu'essentiel, pour lequel on ne remerciera jamais assez toutes les Mme Lisa et Mme Caroline de ce monde.