Je vous parlais la semaine dernière de Domenico Mike Meduri, le plus célèbre clochard de l'avenue du Parc. Je vous parlais de la tristesse causée par la mort de cet homme excentrique de 82 ans que les Montréalais croisaient depuis plus de 30 ans. Avec son coeur d'artiste, son tricycle, son chien, ses chats et son vieux piano à piles, il était de ces personnages qui façonnent l'âme d'une ville.

On parle le plus souvent des sans-abri pour dénoncer, avec raison, l'inhumanité d'un monde qui accepte que des gens vivent et meurent dans l'indifférence, le manque de ressources en santé mentale ou les bavures policières. Mais le destin de cet artiste clochard dévoilait une tout autre histoire. Celle d'une communauté qui considérait cet homme marginal comme un membre important dont il fallait prendre soin.

On ne connaissait ni son vrai nom ni son histoire. Qu'importe. On l'appelait «Mike» ou «Michael». On respectait les guillemets qui bordaient son mystère. On restait ébahi par son érudition. On s'inclinait devant son talent. On acceptait le fait qu'il ne sente pas toujours bon. On essayait d'adoucir son quotidien. Comme le faisait cette dame qui disait: «Monsieur Mike, quand vous le voulez, il y a un café payé pour vous au Van Houtte.» Ou cet autre client de l'épicerie PA qui avait pris l'habitude de lui offrir du poulet rôti toutes les semaines et qui s'inquiétait de ne plus le voir ces derniers temps.

Je vous en reparle car, au lendemain de la publication de ma chronique lui rendant hommage, j'en ai appris un peu plus sur cet homme attachant qui m'a toujours intriguée. Grâce au témoignage de sa nièce Milena, j'ai compris que l'histoire de Domenico, c'est aussi l'histoire à la fois belle et douloureuse de Diego, son petit frère de 79 ans, à qui il parlait tous les jours jusqu'à ce que la maladie l'en empêche.

Toute sa vie, Diego, qui habite Mont-Saint-Hilaire, a essayé de comprendre et d'aider son frère. Mille fois il a tenté de l'arracher à sa vie de bohème. Mais Domenico ne voulait rien entendre. La rue était son royaume. Il y était par choix. Pour lui, entre les deux, c'est Diego au coeur malade - il a fait un infarctus en novembre - qui avait besoin d'aide.

Domenico et Diego sont nés dans le village de Beura, dans le nord de l'Italie. Durant la guerre, ils ont dû être placés dans une famille d'accueil en Suisse. Domenico avait 7 ans. Dans les souvenirs de son petit frère, il n'a plus jamais été le même après ce déracinement forcé par la guerre.

C'est Domenico qui, le premier, à l'âge de 20 ans, a déposé ses valises à Montréal, dans les années 50. Il a travaillé comme pâtissier- boulanger. Il a parrainé son frère Diego afin qu'il puisse lui aussi s'établir ici. Ils ont habité ensemble quelque temps. Diego gagnait sa vie comme machiniste. Il s'est marié, a eu des enfants. Et toute sa vie, il s'est inquiété pour son frère qu'il voyait glisser vers une vie marginale.

«Domenico, c'était un très, très grand rêveur. Un artiste. Il ne voyait pas les choses de la même façon», dit sa nièce Milena.

Comment a-t-il abouti dans la rue? De quoi souffrait-il exactement? Difficile à dire. Domenico est mort en emportant son mystère avec lui. Ce que l'on sait, c'est que cela s'est fait graduellement. Jusqu'à il y a trois ans, grâce à l'aide de son frère, Domenico avait toujours réussi à avoir un appartement. Mais il n'y habitait pas. Son logement lui servait surtout à entreposer des trucs qu'il ramassait. Des journaux, des objets d'art...

La dernière fois que Diego a emmené son frère chez lui, c'était au début de l'hiver. Il y avait une grosse tempête de neige. Mais aussitôt arrivé à la campagne, Domenico voulait à tout prix revenir en ville. «Il faut que je rentre absolument.» Il priait son frère de le reconduire. C'était urgent.

Malgré la tempête, malgré sa santé fragile, Diego a conduit son frère jusqu'à son royaume de l'avenue du Parc. Derrière l'épicerie PA, il a compris «l'urgence». Domenico voulait nourrir les chats de la ruelle.

La dernière fois qu'ils se sont parlé, c'était à Noël. Domenico était hospitalisé. En italien, les deux frères se sont offert de bons voeux. Domenico, qui se remettait difficilement d'un AVC, donnait ses conseils de «grand frère» à Diego. Il lui a dit de faire attention à lui. «C'était à la fois touchant et triste», raconte Milena.

Domenico est mort le matin du 12 février dans le centre de soins de longue durée où il venait d'être admis. La nouvelle a plongé Diego dans une grande tristesse. Les témoignages d'amour des gens du quartier ont agi comme un baume sur sa peine immense. Ils l'ont profondément touché. Ils lui ont révélé des bribes de la vie de son frère qu'il ne connaissait pas. Des éclats d'humanité qui rappellent à quel point Domenico aimait son quartier, à quel point son quartier l'aimait aussi.

L'épicerie PA était son port d'attache. Le café du coin, son salon. La papeterie, son atelier d'artiste et son centre d'appel où il prenait des nouvelles de son frère. La banque, son adresse officielle. La ruelle où il nourrissait ses chats, son havre secret. Dans chacun de ces lieux, en dépit des plaintes de clients, des gens de coeur veillaient sur lui. Un policier devenu son ami allait même lui rendre visite à l'hôpital.

Domenico Meduri laisse dans le deuil son frère Diego et sa famille. Il laisse aussi dans le deuil tout un quartier qui était devenu sa deuxième famille. Samedi, à l'église Saint-Enfant-Jésus du Mile End, les deux familles se réuniront pour la première fois. En musique et en mots, ils honoreront la mémoire de cet homme et de son mystère.

La cérémonie en hommage à Domenico Mike Meduri aura lieu le samedi 1er mars, à 11h, à l'église Saint-Enfant-Jésus du Mile End à Montréal (5035, rue Saint-Dominique). Tous les témoignages sont les bienvenus. Pour consulter la page Facebook qui lui est dédiée: www.facebook.com/pages/Michael/502 151 299 893 375