Les yeux écarquillés, trois garçons hassidiques entrent dans l'atelier de l'artiste Aaron Zak, au quatrième étage de l'édifice Bovril, dans le Mile End. Fébriles, ils sourient timidement, l'air aussi excité que s'ils partaient à la découverte d'une nouvelle planète.

Il y a le grand Michael, le petit Zevi et leur copain Chesky. Ils portent la kippa, des papillotes et un chandail rayé. T-shirt noir troué avec désinvolture et sandales tachées de peinture, l'artiste leur montre ses toiles et ses pinceaux. Ça vous dirait de suivre des cours d'art ici? «Oh! Oui!», disent-ils, sans hésiter.

Cette rencontre improbable entre deux univers qui se frôlent le plus souvent sans se toucher avait lieu lundi après-midi dans l'édifice situé à l'angle de l'avenue du Parc et de l'avenue Van Horne. Elle fait suite à la signature d'une entente pour le moins inhabituelle entre des gens de la communauté hassidique et des artistes de la contre-culture. Des ultra-orthodoxes et des ultra-hipsters qui partageront bientôt le même toit.

Pour le maire de l'arrondissement du Plateau-Mont-Royal, Luc Ferrandez, cette entente est une sorte de pari. Il reçoit souvent des plaintes de citoyens excédés, qui ont l'impression que les juifs hassidiques échappent à la loi. «Je suis persuadé que la frustration des gens est liée, d'une part, à un mauvais encadrement des usages qui crée des nuisances et, d'autre part, à une impression d'impunité», me dit-il.

Le pari du maire? Prouver que cette impression est erronée et qu'il est possible de faire les choses autrement. Comment? En faisant justement ce qui est prévu dans l'édifice Bovril, par exemple.

Il y a deux ans, la Fondation TYY de la communauté hassidique skver a acheté l'immeuble Bovril. Reconnu patrimoine industriel, ce bel édifice au port altier, érigé en 1922, fut le siège du fameux fabricant de bouillon de boeuf. Aujourd'hui défraîchi et défiguré, l'immeuble abrite des ateliers d'artistes et d'artisans. Certains l'appellent le Dimitri, du nom du défunt magasin de cuir dont la vieille enseigne semble se demander ce qu'elle fait là.

Lorsque la communauté skver, qui compte 400 familles à Outremont et dans le Mile End, a demandé d'aménager une école primaire, une garderie et une bibliothèque dans cet édifice, l'arrondissement lui a répondu que le zonage commercial et industriel ne permet pas ce genre d'usage. Il faudrait donc une dérogation. La bonne idée qu'on a eue ici, c'est que l'on s'est dit que la dérogation pouvait servir de fabuleux levier pour hausser les exigences et garder la couleur du quartier. Accueillir le projet des Skvers, oui, d'accord. Mais pas au détriment des artistes. On a dit aux Hassidim: «Vous voulez aménager une école ici. C'est très bien. Mais vous nous donnez quelque chose en échange pour enrichir le milieu. On veut que ce soit un milieu de diversité, de mixité.»

Pour faire cohabiter dans le même immeuble hipsters et hassidim, l'arrondissement a fait appel aux gens d'Ateliers Créatifs, un OSBL mis sur pied pour contrer l'exode des artistes des quartiers centraux de Montréal. L'organisme gère Le Chat des artistes, haut lieu de la créativité montréalaise dans une ancienne usine de Centre-Sud.

C'est ainsi qu'une entente de 30 ans, avec obligation de maintenir le loyer abordable, a été signée la semaine dernière. La communauté skver a accepté de céder la gestion des locaux d'artistes à Ateliers Créatifs. Les négociations ont été d'une facilité déconcertante, me dit Gilles Renaud, directeur de l'OSBL. «On a senti une grande ouverture dès le départ.»

Outre l'engagement de maintenir les ateliers d'artistes dans l'immeuble, l'arrondissement a aussi négocié pour que le projet inclue du verdissement, un toit vert et des arbres le long de la façade.

L'heure où des enfants hassidiques suivront des cours d'art donnés par des artistes tatoués n'a pas sonné pour autant. On a prévu que l'entrée des artistes et celle des élèves seraient séparées. Ils ne partageront ni les mêmes escaliers ni les mêmes ascenseurs. Le samedi, les artistes pourront bien sûr utiliser leur monte-charge sans se soucier du sabbat. Et les administrateurs de l'école hassidique n'auront évidemment pas de droit de regard sur le contenu créatif. Si une artiste veut photocopier des seins pour en faire des imprimés provocants, personne ne pourra s'y opposer. Bref, il y aura deux planètes sous le même toit, mais deux planètes distinctes quand même.

Cela dit, Ben Sompolinsky, directeur de l'administration de l'École communautaire Skver, qui se disait très heureux lundi de cette entente, n'est pas contre l'idée de créer des passerelles. Un évènement commun dans la cour intérieure de la future école, où artistes et juifs hassidiques pourraient se rencontrer, par exemple. «Nos élèves ont déjà des cours d'art, dit-il. Mais ce n'est pas aussi professionnel.»

Le maire Ferrandez croit que tout le monde sortira gagnant de ce projet, auquel on a officiellement donné le feu vert lundi soir. «On démontre qu'il faut exiger plus pour mieux accueillir.» Des changements au règlement d'urbanisme aussi adoptés lundi soir - le retrait de l'usage «activité communautaire ou socioculturelle» de certaines catégories d'usage commercial - permettront d'étendre ce principe à de futures synagogues, dit-il. Jusqu'à présent un flou dans le règlement permettait l'obtention d'un permis d'usage communautaire ou socioculturel là où il était impossible d'obtenir un permis d'usage cultuel. Désormais, qu'il s'agisse d'un centre communautaire ou d'un lieu de culte, les exigences seront les mêmes. «Toutes les nouvelles synagogues de l'avenue du Parc vont être en dérogation. On ne pourra plus entrer au bureau d'arrondissement, demander un permis communautaire à 50$, s'installer et dire: «J'ai mis des rideaux et j'ai construit un bain dans le sous-sol». Il va falloir déposer un projet dérogatoire.»

La dérogation servira là aussi de levier pour mieux encadrer le projet.

«Ce n'est pas dans la nature intrinsèque des hassidiques de faire mal les choses, souligne le maire. C'est la nature du zonage, qui n'est pas assez encadrant. Là, on va démontrer qu'en encadrant et en exigeant énormément, cela donne de beaux projets.»

Appelons ça le pari Bovril du maire Ferrandez. Pari à la fois lucide et audacieux. On a hâte de voir la suite.