Il y a des silences qui sont plus éloquents que bien des discours. Celui du premier ministre Stephen Harper après la mort du Dr Henry Morgentaler en est un.

Le Dr Morgentaler n'était pas un grand fan de Stephen Harper. Lors de la campagne électorale de 2004, il avait lancé un avertissement aux femmes du pays. Il craignait que le Parti conservateur veuille faire reculer le droit à l'avortement, difficilement obtenu.

Lors de l'élection de 2006, le Dr Morgentaler en a rajouté, qualifiant le parti de Stephen Harper de «réactionnaire». «Je ne fais pas confiance au Parti conservateur et je ne crois pas que les femmes au Canada devraient lui faire confiance non plus», avait-il déclaré. Même si Stephen Harper a répété à plusieurs reprises ne pas vouloir rouvrir le débat sur l'avortement, le médecin restait sceptique. Qui nous dit que le premier ministre ne permettra pas à un député de mettre de l'avant un projet de loi tel un cheval de Troie? demandait-il.

Le Dr Morgentaler n'était pas un grand fan de Stephen Harper. Et Stephen Harper le lui rendait bien, pourrait-on dire. Lorsque, en 2008, le Dr Morgentaler, âgé de 85 ans, a été décoré de l'Ordre du Canada, le premier ministre a tenu à se dissocier de cette nomination. «Ce n'est pas la décision du gouvernement du Canada, avait-il tenu à préciser. Et moi, franchement, je préfère voir un rôle plus unificateur de l'Ordre du Canada.»

Il semble que le premier ministre s'en soit dissocié jusqu'à sa mort. Pas même un petit communiqué laconique de condoléances ou quelques mots à la mémoire de cet homme courageux, survivant de l'Holocauste, qui s'est battu toute sa vie pour le droit des femmes au libre choix. Un homme qui a marqué l'histoire du pays en réussissant à faire changer une loi injuste.

Cela prenait du front. Le Dr Morgentaler en avait. Pour défendre le droit des femmes, il a pratiqué la désobéissance civile. Il a fait de la prison. Il a reçu des menaces. Des militants dits «pro-vie» souhaitaient sa mort. Mais jamais il ne s'est tu devant ceux qui trouvaient plus normal que des femmes meurent charcutées plutôt que de leur permettre de se faire avorter en toute sécurité. On l'oublie, mais en 1966, les complications dues à un avortement constituaient la première cause d'hospitalisation des femmes au Canada. Plus de 45 000 femmes étaient dans cette situation. C'est sans compter celles qui mouraient après s'être fait avorter par des bouchers.

«Il y a du pour et du contre... Mais je suis sûr que si les hommes pouvaient enfanter, la loi aurait été changée depuis longtemps.» Cette phrase prononcée par un inspecteur de la police de Montréal, dans l'intéressant documentaire de l'ONF consacré au combat du Dr Morgentaler dans les années 1970 (*), résume bien l'injustice à laquelle il fallait s'attaquer. Ému, l'inspecteur raconte la fois où il a été appelé dans une maison où on s'apprêtait à faire une autopsie. Une femme y avait été trouvée morte à la suite d'un avortement clandestin mal fait. Scène de véritable boucherie où, terrifié, le policier a reconnu, gisant, une femme qui, à l'adolescence, avait été sa petite amie.

Même si la police de Montréal savait que le Dr Morgentaler pratiquait des avortements illégaux depuis 1969, elle fermait les yeux, connaissant la bonne réputation du médecin. Un avortement sécuritaire valait mieux qu'une boucherie. Mais la GRC s'en est mêlée après avoir reçu des plaintes du FBI, mécontent de voir des patientes américaines venir se faire avorter à Montréal. Sous la pression de la GRC, la police de Montréal a été forcée d'intervenir un matin de juin 1970. Le Dr Morgentaler a été arrêté, puis traduit en justice. S'en est suivi un long combat qui a conduit le médecin têtu en prison pendant 10 mois avant qu'il puisse finalement gagner sa cause.

Vingt-cinq ans ont passé depuis la décriminalisation de l'avortement au Canada. Personne ne regrette l'époque où des femmes mouraient après avoir tenté de se faire avorter avec des aiguilles à tricoter. Cela ne veut pas dire que l'avortement ne soulève plus aucune question et qu'il peut devenir un acte banal. Le troublant reportage de ma collègue Isabelle Hachey sur la guerre aux fillettes nous rappelait que la sexo-sélection (le fait de choisir l'avortement lorsque l'enfant à naître est une fille) n'est pas le propre de pays comme la Chine ou l'Inde. Ici même, dans la région de Montréal, il arrive que des femmes réclament prématurément une échographie dans le but de se faire avorter si le foetus en est un féminin. Aussi marginal soit-il, le phénomène n'en est pas moins condamnable.

Que faire? D'abord, en parler pour que le personnel des cliniques d'échographie et d'avortement ne soit pas pris au dépourvu devant de telles situations. Il faut aussi s'assurer que les échographies soient faites sous ordonnance médicale, en respectant un code d'éthique. Et laisser savoir aux femmes qui subissent des pressions familiales qu'elles ne seront pas laissées à elles-mêmes.

Rien ne justifie qu'on ferme les yeux sur cette pratique intolérable. Mais la dernière chose à faire en ce domaine serait de s'en remettre au gouvernement conservateur. En matière de droits des femmes, son bilan n'a rien de reluisant. Le gouvernement Harper a exclu l'avortement du programme de santé maternelle dans le monde, laissant des femmes subir des avortements dans des conditions dangereuses. Il a coupé le financement des groupes de femmes qui ont critiqué cette décision... Quant au débat sur la sexo-sélection, il a clairement été mis de l'avant et instrumentalisé par des militants «pro-vie» et des socioconservateurs dans le but de faire reculer le droit au libre choix.

Bref, même si le mot d'ordre officiel est de ne pas rouvrir le débat sur l'avortement, on sent que le cheval de Troie que craignait le Dr Morgentaler n'est jamais très loin. Il nous laisse en héritage une saine méfiance devant tous ceux qui, sans le dire clairement, menacent de faire reculer les droits des femmes.

(*) Le long métrage documentaire La justice en procès: l'affaire Morgentaler (Paul Cowan, 1984) peut être vu sur le site de l'ONF au https://www.onf.ca/film/justice_en_proces_laffaire_morgentaler/?hpf=carrousel.