L'an dernier, à pareille date, Michel voulait mourir. Il ne le disait pas comme ça. Mais il avait cessé de prendre ses médicaments pour le VIH. Une forme de suicide passif qui l'a conduit à l'hôpital. Il était faible et fiévreux. Diagnostic: pneumonie. Une quatrième pneumonie qui aurait bien pu l'emporter.

Cela vaut-il la peine de continuer? se demandait-il. Pire que la pneumonie, il y avait cette grosse fatigue. Quelque chose comme un profond mal de vivre.

Michel est dans la cinquantaine. Il traîne un diagnostic de sida depuis plus de 20 ans. À l'époque, il avait un chum qui était lui-même séropositif. Il le savait. Ils s'aimaient. Ils prenaient des précautions. Ce ne fut pas suffisant. Un jour de février 1991, le diagnostic est tombé. Quatre lettres, comme une condamnation à mort pour Michel: sida.

À son amoureux, déjà très malade, il n'a rien dit. «Je voyais qu'il allait mourir. Je ne voulais pas lui mettre ça sur la conscience.» L'amoureux a été emporté par le sida avant l'été. Michel est resté seul avec son deuil et la maladie. Seul à voir des amis tomber au combat. «J'en ai vu plusieurs mourir.» La gorge nouée, il a tenté de ravaler ses larmes. «Je m'étais dit que je n'allais pas pleurer...»

Il y eut un silence. Il pleuvait sur Montréal. Le vent faisait claquer la fenêtre du troisième étage de la Maison d'Hérelle, cette jolie maison de la rue Saint-Hubert où se mettent à l'abri des gens atteints du VIH. Un courant d'air faisait onduler le rideau. Michel s'est ressaisi. Il ne voulait pas pleurer. Il voulait surtout me dire tout le bien que lui a fait la Maison d'Hérelle. Cette maison qui se demande aujourd'hui comment elle arrivera à survivre aux coupes imposées par Centraide.

Michel a atterri à la Maison d'Hérelle en janvier, après son hospitalisation. Grâce au soutien qu'il a reçu ici, il est passé de la survie à la vie. Il a repris son travail. Il a remonté la pente. Il se sent plus fort, moins seul.

Son histoire est à l'image de celle de centaines d'autres personnes qui ont bénéficié de l'approche humaine et du savoir-faire de la Maison d'Hérelle. «Ce serait dommage que la maison disparaisse à cause d'une question d'argent, me dit-il. Ce qu'on donne ici, c'est beaucoup plus que des soins. C'est de l'amour, de la chaleur, de l'espoir.»

Depuis plus de 20 ans, la Maison d'Hérelle accompagne des gens vulnérables atteints du VIH. Au début, ils y venaient pour mourir. Aujourd'hui, grâce au progrès de la science, ils s'y posent le plus souvent pour mieux repartir. Jusqu'au 31 mars, la maison bénéficiait du soutien de Centraide. Le partenariat durait depuis 22 ans. Mais à la suite d'un changement d'orientation, le géant de la philanthropie sociale a décidé de couper les vivres aux organismes communautaires s'occupant de «santé physique». Résultat: un trou de 162 000$ dans le budget de la maison, déjà à bout de souffle.

La décision a été prise par Centraide il y a trois ans. Elle était motivée par une volonté d'adopter une stratégie de lutte contre la pauvreté et l'exclusion que l'on croit plus efficace. Une stratégie où la «santé physique» ne fait plus partie des priorités, sous prétexte qu'on veut privilégier les interventions auprès des jeunes, des familles et des populations vulnérables.

À cause de ces coupes, depuis le 1er avril, le nombre de places à la Maison d'Hérelle a été réduit de 17 à 12. Et la directrice, Michèle Blanchard, est inquiète. Sa cause n'est ni populaire ni glamour. Les donateurs ne se bousculent pas au portillon. Les subventions diminuent. Les salaires qu'elle offre à son personnel dévoué sont déjà ridiculement bas comparés à ceux du réseau de la santé. Et, comble du malheur, comme la maison est en sol argileux, il faut de toute urgence y mettre des pieux. Rares sont les philanthropes séduits par la lutte contre le sida. Plus rares encore sont ceux qui veulent payer pour des pieux... «On va peut-être être obligés de fermer nos portes», dit-elle.

C'est ce qui est arrivé à l'OMPAC, un des six autres organismes touchés par les coupes en «santé physique» de Centraide. En décembre, après 30 ans de bons services, cet organisme venant en aide aux personnes atteintes du cancer a dû fermer ses portes.

En laissant tomber ces organismes, Centraide a pu récupérer 1 million sur les quelque 55 millions amassés chaque année. Mais j'avoue ne pas comprendre la logique qui sous-tend cette décision. La maladie, qu'il s'agisse du cancer ou du VIH, n'est-elle pas aussi un facteur de pauvreté et de vulnérabilité qui, inévitablement, affecte des familles?

«Centraide ne peut pas embrasser toutes les causes», me dit Claude Masse, directeur du Service des allocations. Il dit souhaiter de tout coeur que la Maison d'Hérelle poursuive sa mission. Mais les bons souhaits ne remplacent malheureusement pas ce trou de 162 000$ dans un budget déjà serré.

Si la Maison d'Hérelle jetait l'argent par les fenêtres, on aurait pu comprendre. Auparavant, Centraide avait l'habitude de couper les vivres aux organismes délinquants qui faisaient preuve d'incompétence. Ce n'est pas le cas ici, me confirme M. Masse. Centraide a même remis à la Maison d'Hérelle et aux autres organismes amputés de leur financement à la suite de ce changement de cap une lettre de recommandation témoignant de la qualité de leur gestion et de leur intervention. Un peu comme si on leur disait: «Félicitations pour votre bon travail... Mais désolé, vous êtes renvoyés.»

Centraide dit vouloir faire du Grand Montréal un «milieu où les gens vulnérables ont les moyens de vivre dignement». «C'est exactement ce que fait la Maison d'Hérelle», souffle Michel.

Donner les moyens de vivre dignement. Donner les moyens de mourir dignement, aussi, ajoute-t-il, même s'il ne veut plus mourir. «Mais si j'avais à terminer mes jours, je voudrais les terminer ici», dit-il.

Ému, il me parle de ce résidant, devenu un ami, qui est venu à la Maison d'Hérelle pour y mourir. «On a eu un fou rire la veille de sa mort...»

«Je voudrais terminer mes jours en riant.»