Quand leur grand-père Leonel a eu 100 ans, ses petits-enfants se sont dit qu'il fallait faire quelque chose. Une grande fête, oui, bien sûr. Mais encore? Que faire pour Haïti, en tant qu'enfants de la diaspora?

Leonel Henry est né le 7 décembre 1907 à Damassin, un village dans le sud-ouest d'Haïti. Il est mort à Montréal, à l'âge de 102 ans. «On l'appelait Papa Boss», me raconte sa petite-fille, la Dre Margaret Henri. «Boss», pour artisan tailleur, son métier. Un homme filiforme, de milieu modeste, qui fumait beaucoup et parlait peu. Une force tranquille, source d'inspiration pour ses petits-enfants.

Quand Papa Boss a eu 100 ans, donc, ses petits-enfants ont organisé une fête-surprise en son honneur. Trois cents invités. Une soirée chargée d'émotion. Ils étaient tous là, cousins, cousines, neveux, nièces, dignitaires, d'ici et d'ailleurs... Tous tirés à quatre épingles comme s'ils allaient au bal.

Ce soir-là, Papa Boss, ému, a dansé avec toutes les femmes. On lui a remis un chandail autographié par les joueurs du Canadien, son équipe adorée dont il ne manquait aucun match depuis son arrivée à Montréal au début des années 70. Et puis, roulement de tambour, ses petits-enfants lui ont annoncé qu'ils mettaient sur pied une fondation pour venir en aide à sa région d'origine. Papa Boss était très fier.

Ainsi est née la Fondation Leonel Henry. Sa mission première: contribuer au mieux-être des habitants de Damassin et favoriser le développement socio-économique de la région.

Damassin est un joli village de bord de mer, avec des collines en arrière. Un village pauvre où il n'y a presque rien. Un peu d'agriculture, un peu de pêche. Pas d'électricité, pas de commerce. Un poste de police à l'abandon. Un dispensaire. Quatre églises. Des petites maisons avec des toits en tôle. Des gens qui cuisinent à l'extérieur grâce à des réchauds à charbon. Et beaucoup d'enfants avec tout plein de rêves.

Pour tous ces enfants, les héritiers de Papa Boss ont eu envie de créer un camp d'été où on donnerait libre cours à leur créativité. «On voulait permettre aux jeunes de se projeter ailleurs que dans leur réalité. En créant des peintures, des livres, des photoreportages...» explique Richard Henri, le frère jumeau de Margaret.

Richard est l'un des quatre administrateurs de la fondation avec ses soeurs Margaret et Georgette et son cousin Romy Manigat. Ces enfants de la diaspora ne sont pas de parfaits étrangers en Haïti. Mais ni Richard, qui travaille dans le monde de l'édition à Montréal, ni Margaret, qui est chirurgienne, ne savaient comment on met sur pied une fondation.

Ils sont partis de rien. Une chose était claire dans leur esprit: pas question d'alimenter le cynisme avec un projet broche à foin. Peu de temps avant qu'ils partent en Haïti, la dispute autour de l'orphelinat de Jacqueline Lessard à Port-au-Prince avait montré que même les élans humanitaires les mieux intentionnés peuvent comporter des écueils... On sentait un certain cynisme autour des projets en Haïti. Cette idée que l'argent ne se rend pas au bon endroit. Les petits-enfants de Papa Boss se sont juré de faire les choses selon les règles de l'art et de rendre des comptes à leurs donateurs.

Papa Boss est mort avant que le premier projet ne soit réalisé. Mais ses petits-enfants ont tenu promesse. Ils ont organisé cette année leur première campagne de financement par courriel. Ils ont obtenu un parrainage fiscal de la Fondation Les Artisans de la paix internationale. Avec les 10 363$ amassés, ils ont fait des miracles. Ils peuvent vous dire avec exactitude comment chaque dollar a été dépensé. «Même quand les gens partaient à dos de motocyclette pour acheter des aliments au marché, on exigeait un reçu!» raconte Margaret.

Pour favoriser l'économie locale, des animateurs, des cuisiniers et des musiciens ont été embauchés sur place. Le camp a pu accueillir quelque 200 jeunes de 5 à 19 ans. Un beau matin, une quarantaine d'enfants d'un autre village se sont pointés. Ils avaient entendu la bonne nouvelle. Ils avaient marché trois heures pour pouvoir participer au camp. Il n'était pas question de leur dire non. On leur a réservé deux salles de dortoir. «Allez, venez...»

La plupart n'étaient jamais sortis de leur village. Ils ont été fascinés par des livres sur les enfants du monde qu'on leur a apportés. À Damassin, il n'y a ni radio, ni télé, ni journal. «À la fin du camp, on cherchait du papier journal pour faire une pinata. On n'en a pas trouvé», raconte Richard.

La plupart n'avaient jamais vu de la peinture. Plusieurs n'avaient jamais dessiné. On leur a mis entre les mains des pinceaux, des crayons et trois caméras numériques. On leur a demandé de s'exprimer, de raconter, de créer. Un exercice inhabituel. Ils sont dans une société où les notables de 50 ou 60 ans en costard cravate sont ceux qu'on écoute. Eux ne sont jamais écoutés», dit Margaret.

Pour une fois, on les a écoutés. On a secoué leur solitude. Ça a donné des résultats magnifiques. Des toutes petites choses qui changent tout. Et l'envie de recommencer en 2013.

Ce contact avec les gens de la diaspora, nous, ça nous amène ailleurs. Eux, ça les amène ailleurs», résume Margaret. Deux solitudes qui se retrouvent dans un ailleurs solidaire qui rendrait bien fier Papa Boss.