Choisissez un thème anodin. Faites-en ce qui vous plaît. C'est le défi que nous avons proposé à nos chroniqueurs. Loin des grands débats de société qui sont généralement le lot de leurs réflexions ou de leurs coups de gueule, les chroniques de la vie ordinaire qu'ils nous ont livrées n'en sont pas moins étonnantes. Cette semaine, Rima Elkouri nous parle de rideaux.

Au moindre bruissement, elle soulevait le rideau de façon furtive. Un rideau de tulle blanc, vaporeux, à travers lequel on percevait des ombres. Elle balayait la rue du regard, à la manière d'une détective du quotidien. Le rideau retombait aussitôt, comme une mèche rebelle sur des yeux gourmands. Ni vu ni connu.

Je m'ennuie de ce rideau soulevé à la dérobée. Il est encore là, mais il ne bouge plus. La maladie a forcé ma grand-mère à déménager l'an dernier dans une résidence pour personnes âgées. Là, les rideaux sont fleuris et opaques.

Du temps où le rideau vaporeux bougeait encore, nous avions nos rituels. Chaque fois que je lui rendais visite, il y avait cette obligation d'avaler, sous peine d'emprisonnement, un buffet tout entier de pâtisseries orientales. Très souvent, elle me disait que j'avais maigri. Si j'avais maigri toutes les fois où elle me l'a dit, il y a longtemps que j'aurais disparu. C'est d'ailleurs ce que dit une de ses expressions fétiches en arabe. «Ma ba'yan minnek hada.» «De toi, il ne reste plus personne.» De la part d'une femme de tête peu portée sur les épanchements, c'est peut-être une façon de s'inquiéter sans en avoir l'air. Une marque de tendresse déguisée.

Jusqu'à l'âge de 90 ans, elle a semblé résister au temps qui passe. Et puis, la maladie. Et puis, une chute, l'ambulance, l'hôpital. La vieillesse, la vraie, la plus sournoise, celle qui assomme tout d'un coup ceux qui avaient presque oublié qu'ils étaient vieux. Celle qui fait vieillir tout d'un coup leurs proches qui sont encore jeunes.

Hier encore, elle habitait seule dans cette maison où le temps semblait suspendu depuis 1967 - l'année où elle avait posé ses valises à Montréal. Hier encore, elle était toujours vive et souveraine dans cet univers qui sentait la confiture de pétales de rose et le savon d'Alep, sa ville natale. Et puis, du jour au lendemain, dans sa maison désertée, un rideau vaporeux qui attend quelqu'un qui ne revient pas. Tout un pan de vie abandonné au rayon de la nostalgie. Un univers évanescent qui rétrécit. L'écho d'une ville natale meurtrie dont on dirait qu'il ne reste plus rien ni personne. Ni rose ni savon. Juste le bruit des bombes enterrant pêle-mêle espoirs et souvenirs.

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Je ne me rappelle plus la couleur des rideaux. Mais je me rappelle les yeux exorbités du propriétaire quand il nous a raconté que les anciens occupants de cette maison du Mile End, de présumés «beatniks», n'avaient pas de rideaux. Ce n'était pas tout à fait un compliment.

Il avait prononcé «beatniks» avec une moue dédaigneuse comme on prononce «coquerelles». «Vous auriez dû voir ça quand j'ai acheté, en 1970! Il y avait des couvertures accrochées aux fenêtres au lieu de rideaux. Des ampoules au plafond comme seul éclairage. Du jaune et de l'orange sur les murs. Du pot sur la table.»

Il semblait fier de nous dire qu'il avait ramené un peu d'ordre et de moralité dans la maison. Des rideaux à toutes les fenêtres. Des serrures à toutes les portes. Un système d'alarme. Et même un bouton d'alarme, oui, madame.

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«Tu vas mettre des rideaux?» avait dit ma grand-mère, en visitant pour la première fois l'ex-maison de «beatniks» devenue la nôtre.

Ce n'était pas une question ni même une suggestion. C'était un ordre.

«Oui, oui, Téta, j'en mettrai.»

J'ai dit ça tout en sachant très bien que, peu importe ce que je ferais, elle n'aimerait sans doute pas. Elle apprécie le style «palais de Versailles». Moi, pas trop.

Rue Saint-Hubert, un samedi de pluie, j'ai tout de même tenté de mettre l'ordre à exécution. Objectif rideaux. J'ai fouillé pendant des heures dans des cavernes à tissus. Celui-ci? Celui-là? Cet autre, ici? Mais qu'est-ce que je connais aux rideaux? Rien du tout. Et puis, à bien y penser, je n'aime pas les rideaux. Je ne les remarque que lorsqu'ils sont laids.

J'ai ramené plein d'échantillons à la maison. Dix ans plus tard, ils sont encore dans un tiroir. Aux fenêtres, pas de rideaux, mais des stores qui strient la lumière. Tant pis pour Versailles. Une lueur zébrée sur la joue d'un enfant, c'est joli aussi.

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Dans les premiers mois de leur vie, les bébés ignorent que les objets continuent d'exister même quand ils sont dissimulés derrière un rideau. Puis, un matin ou peut-être au beau milieu de la nuit, ils savent. Ils savent que, si leur maman quitte la pièce, elle ne cesse pas pour autant de les aimer. Ils savent que si le rideau cache un ciel gris ou bleu, ce ciel gris ou bleu ne disparaît pas pour autant. J'aimerais bien pouvoir être dans la tête d'un enfant ce premier matin où il sait.

Les psys appellent ça la «permanence de l'objet». Une étape cruciale dans le développement de l'enfant. Le moment où il réalise que ce que l'on ne voit plus existe encore.

Pourquoi ai-je l'impression que tout est fait ensuite pour nous faire oublier cette évidence? Je sursaute chaque fois que je vois passer ces statistiques qui nous disent à quel point les pires émissions de téléréalité ont la cote. Quelle était l'émission la plus populaire chez les enfants l'automne dernier? Occupation double! Or, ce que nous dit trop souvent la téléréalité, c'est qu'il n'y a rien de plus intéressant que l'insignifiance qui se donne à voir. La permanence de l'insignifiance. Sans rideaux.

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Quand le ciel s'éteint et que la ville s'allume, j'aime m'amuser à deviner la vie des autres. Que sait-on du destin des hommes et des femmes que l'on croise tous les jours?

Il y a ce cliché qu'énoncent les gens quand survient un crime sordide dans le voisinage. «Il menait une vie sans histoire.»

Pour peu que l'on s'y intéresse, il n'y a pas de vie sans histoire. Dans mon quartier, habité par une importante communauté hassidique, le quotidien le plus banal sous la lumière des néons peut sembler très mystérieux. Le voisin d'à côté, avec ses papillotes anachroniques, peut sembler habiter très loin. Les rideaux paraissent plus opaques qu'ailleurs. Mais le sont-ils vraiment? En sait-on vraiment plus sur la vie de ceux qui, en apparence, nous ressemblent?

«Nous vivons, si je puis me permettre cette métaphore, les rideaux fermés sur le monde extérieur», écrit Malka Zipora, une mère de famille hassidique, fille de survivants de l'Holocauste, qui a publié il y a quelques années des chroniques de sa vie quotidienne à Montréal.

Elle avait entrouvert les rideaux pour nous. Et puis quoi? Et puis rien de vraiment spectaculaire, finalement. De petits riens. La musique du quotidien. À travers les rideaux entrouverts, une humanité commune. Une vie rythmée par des enfants à aimer et à border.

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C'est une chose qui m'avait frappée en voyage à Amsterdam, il y a quelques années. Les Néerlandais vivent sans rideaux. La nuit tombée, les fenêtres des maisons deviennent telles des vitrines. Des intérieurs illuminés s'offrent au passant, sans la moindre pudeur. Des maisons «les fesses vers le dehors», comme dirait ma grand-mère.

Ces fenêtres dénudées l'auraient d'abord été pour des raisons religieuses. Dans la tradition calviniste, il importe de montrer que l'on mène une vie droite, sans péchés. Habiller les fenêtres de rideaux, c'est avouer que l'on a des choses immorales à cacher. Voyez ces rideaux écarlates du Red Light...

Il y a une autre explication, qui sied mieux à notre époque. Elle est tout simplement météorologique. Dans un pays où le ciel est souvent gris et où la nuit tombe vite, on ne peut se permettre de se priver du moindre rayon de soleil, à moins d'avoir un penchant pour la dépression saisonnière.

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Être journaliste, c'est finalement passer son temps à soulever des rideaux dans l'espoir d'y voir (et de faire voir) autre chose que ce que l'on sait déjà. Je suis toujours fascinée par ce qu'on choisit de montrer ou pas, ce qu'on choisit de dire ou de taire. La pudeur des uns, l'exhibitionnisme des autres. Ce que l'on croit savoir alors que l'on n'en sait rien. Ce que l'on ne peut pas écrire, du moins pas dans un journal.

Je ne parle ici ni de complots ni de ragots. Je parle de la différence entre la réalité toute crue et cette vérité qui est toujours ailleurs.

Pour joindre notre chroniqueuse: relkouri@lapresse.ca