Dans sa minuscule cordonnerie de l'avenue Monkland, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, Monica était, comme d'habitude, en train de brosser des souliers. Il était 11 h 20. En regardant dehors, elle a eu l'impression de voir de la brume. Puis, elle a vu deux employés sortir du café d'en face, la bouche ouverte, agitant les bras. «Il y a quelque chose qui ne va pas, a-t-elle dit à Gilles. Va voir».

Le cordonnier est sorti. Il a levé les yeux au ciel. Il a vu de la fumée sortir du toit de l'immeuble et commencer à envahir son commerce.

Monica a appelé les pompiers pendant que Gilles sortait en vitesse les solvants, la colle et la caisse. Le couple a ensuite tenté de sortir des souliers de la bâtisse en feu. «On a eu 10 minutes pour sauver ce qui pouvait l'être.» Après une dernière incursion dans l'immeuble en feu, les bras chargés de chaussures, Monica s'est fait tirer le collet par un pompier. «Ne faites plus jamais ça, madame! Allez de l'autre côté de la rue.»

Le feu, qui avait pris naissance dans le restaurant d'à côté, était devenu menaçant. À contrecoeur, Gilles St-Aubin et Monica Turcotte sont allés de l'autre côté de la rue. Ils ont vu tout un pan de leur vie partir en fumée. «Vingt et un ans...», me dit Monica, une émotion dans la voix. Vingt et un ans de travail ardu réduits en cendres.

C'est alors qu'est arrivée une chose à laquelle les cordonniers ne s'attendaient pas du tout. Un élan de solidarité qui, un mois après l'incendie, ne se dément pas. Autour du couple, tout un village s'est rassemblé.

«C'étaient comme des anges gardiens qui arrivaient», raconte Monica. Il y a d'abord eu les passants. Des clients reconnaissants. Certains ont serré les cordonniers dans leurs bras en pleurant. Un voisin les a invités à prendre le thé. Un client s'est pointé avec ses bottes d'ouvrier, un thermos de café et des biscuits. Il a aidé Gilles à retrouver ses outils dans les décombres. «Plusieurs outils sont des antiquités, du temps où mon père, qui m'a appris le métier, a commencé dans les années 40», dit Gilles.

Gilles et Monica ont atterri avenue Monkland par hasard, en 1991. Ils cherchaient à acheter une cordonnerie. En parcourant les petites annonces, ils en avaient repéré une boulevard Monk. Par erreur, ils se sont rendus avenue Monkland. Ils ont vu une cordonnerie fermée. «Et si on l'achetait?»

Ils se sont assis en face, sur un banc. Ils ont observé les chaussures des passants. C'était leur étude de marché. Monica a dit: «C'est une bonne place ici. Ils ont de bons souliers.»

Ils sont ainsi devenus les cinquièmes propriétaires de cette cordonnerie quasi centenaire. Monica s'occupe du cirage et du «social». Gilles, des travaux lourds, des semelles et des talons. Tous deux travaillent d'arrache-pied. Le travail manuel est difficile à rentabiliser. «On n'est pas dans un monde d'artisans», dit Gilles. De vrais cordonniers, il n'en resterait qu'une douzaine à Montréal.

Quand le couple a acheté la Cordonnerie Monkland, Monica était enceinte de son troisième enfant. Le jour de l'accouchement, Gilles, le coeur battant, a collé une affiche sur la vitrine où il avait écrit à toute vitesse: «Le bébé arrive. De retour un jour». Dès lors, la vie des cordonniers s'est liée à celle du quartier, curieux de faire la connaissance de ce bébé annoncé en vitrine.

Lorsque Sarah-Esther Bélisle, caissière au supermarché Provigo du quartier, a su que sa cordonnerie préférée avait brûlé, elle a tout de suite offert son aide. «Je sais ce que c'est de penser que ta vie est finie», dit la jeune femme de 26 ans. Il y a trois ans, elle a eu un diagnostic de tumeur au cerveau. C'était bénin, beaucoup moins grave que ce qu'elle craignait. Mais elle a eu très peur. «J'ai été chanceuse, j'étais bien entourée. Il y avait du monde autour de moi pour m'aider à me relever.»

Sarah-Esther a voulu que Gilles et Monica ne soient pas seuls eux non plus. La cordonnerie est le gagne-pain de la famille. Les assurances ne couvrent pas tout. Avec l'aide de Carole Basque, la directrice de la succursale de la Banque Royale du quartier, elle a lancé une collecte de fonds. «Ce sont des cordonniers exceptionnels. On veut les garder sur Monkland.»

«Sarah, si tu réussis à ramasser 200$, ça va être beau!», a dit Monica, à la fois touchée et gênée par cette initiative. Déjà 20 000$ ont été amassés. Sans compter les clients qui ont proposé aux cordonniers des services d'avocat ou de psychologue, ceux qui leur ont écrit des mots d'encouragement et des poèmes.

«Vous vous êtes complètement sous-estimés! a dit Sarah-Esther. Le monde vous aime!»

«On ne s'y attendait pas», me dit Gilles, la larme à l'oeil. «Ce n'est pas juste l'argent. C'est le réconfort. L'humanisme qui ressort de tout ça.»