L'histoire de Farshad Mohammadi, ce sans-abri abattu dans le métro par la police de Montréal, est d'une infinie tristesse. L'histoire d'un homme qui a survécu à la guerre et aux persécutions en Iran, mais non à l'exil et à ses propres démons. Mourir à 34 ans dans le pays qui devait vous sauver la vie: il y a là une tragique ironie.

Farshad Mohammadi a été tué alors qu'il avait avant tout besoin d'être soigné. Son histoire est d'autant plus troublante qu'elle rappelle celle de Mario Hamel, cet ex-sans-abri, atteint de graves problèmes psychiatriques, tombé sous les balles des policiers de Montréal le 7 juin dernier alors qu'il était en crise. Cette intervention avait aussi entraîné dans la mort Patrick Limoges, un employé de l'hôpital Saint-Luc victime d'une balle perdue lorsqu'il se rendait au travail. Combien de morts faut-il pour décréter que tous ces cas dits malheureux et isolés révèlent un sérieux problème?

De la vie de Farshad Mohammadi, on ne connaît que des fragments. Il n'avait pas de famille ici. Personne à appeler en cas d'urgence dans les registres de la Maison du Père. Son meilleur ami l'a décrit à mon collègue Vincent Larouche comme un être calme, solitaire et généreux, qui portait sur ses épaules tout un fardeau: traumatismes de guerre, troubles mentaux, dépendance à la drogue, pauvreté... Expulsé de son logement en raison de ses problèmes de comportement, il était aussi menacé d'expulsion du pays pour s'être introduit par effraction dans un immeuble, un crime pour lequel il avait purgé sa peine. L'Immigration qualifie ce délit de «grande criminalité», ce qui justifie une mesure d'expulsion. On pourrait tout aussi bien parler ici de grande exagération.

Farshad Mohammadi avait porté en appel son ordre d'expulsion, prononcé en mai 2011. On croit qu'il avait de bonnes chances de gagner sa cause et de demeurer au Canada. Mais le simple fait de savoir qu'il pourrait être expulsé l'avait mis dans un état de panique.

C'est donc un homme traumatisé et en détresse qui se trouvait dans la station de métro Bonaventure vendredi après-midi. Exilé de son pays d'origine, expulsé de son appartement, exilé de sa société d'accueil. Il voulait fuir ses problèmes, dit son ami. S'exiler de lui-même, si possible. Il rêvait de déménager à Ottawa, de trouver du travail, de se reprendre en main.

Il craignait de mourir en Iran. Il est mort dans le métro de Montréal, sous les balles de la police.

Que s'est-il passé dans sa tête quand les policiers se sont approchés de lui? A-t-il eu des réminiscences de guerre, comme le croit son ami? On n'en sait rien et on ne le saura jamais.

On n'en saura malheureusement pas davantage sur le comportement des policiers. Bavure ou légitime défense? Il serait naïf de croire que la Sûreté du Québec, chargée de mener l'enquête, pourra répondre en toute transparence à cette question. Les enquêtes de la police sur la police souffrent d'un grave problème d'indépendance qui les rend peu crédibles. Ce que l'on aimerait y voir éclairé semble trop souvent camouflé.

Malheureusement, le projet de loi présenté le mois dernier par le ministre de la Sécurité publique Robert Dutil afin d'améliorer le mécanisme d'enquête dans de tels cas ne s'attaque pas au coeur du problème. En se contentant de créer un bureau de surveillance composé de civils sans grand pouvoir, le ministre maintient intact un système où l'on demande à la police de policer la police. On est loin de l'unité d'enquête tout à fait indépendante et impartiale qu'a recommandée la protectrice du citoyen en 2010. On est beaucoup plus près d'une opération de façade qui n'ébranlera en rien la culture policière et la loi du silence.

Depuis 12 ans, au Québec, 339 personnes ont été tuées ou blessées gravement par un policier. Combien d'accusations criminelles contre des policiers ont-elles été portées à la suite de ces 339 enquêtes policières? Seulement trois.

«Il y a un sentiment d'impunité», a souligné hier Pierre Gaudreau, du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal. Un sentiment d'impunité qui fait aussi partie du problème. Si l'on tient vraiment à ce que des tragédies comme celle de Farshad Mohammadi ne se reproduisent plus, un mécanisme d'enquête réellement indépendant sur les opérations policières qui tournent mal fait nécessairement partie de la solution.

Hier, la Ville de Montréal a réclamé avec raison un meilleur encadrement des personnes en crise, atteintes de graves problèmes de santé mentale et de toxicomanie, qui se retrouvent dans la rue. Les organismes qui viennent en aide aux sans-abri font un travail remarquable dans les circonstances. Mais la mort de Farshad Mohammadi montre qu'il subsiste des trous importants dans le système. Des trous potentiellement tragiques.

Il va de soi que les policiers ne peuvent se transformer en travailleurs sociaux et se substituer à des ressources de suivi disponibles jour et nuit, sept jours sur sept. Cela dit, si elle commande des mesures urgentes, la pénurie de ressources ne doit pas servir de prétexte pour exonérer les policiers de toute responsabilité ou de toute remise en question de leurs pratiques dans de tels cas. La désinstitutionnalisation n'excuse pas tout, contrairement à ce que laisse entendre le président de la Fraternité des policiers, Yves Francoeur. Tuer un sans-abri malade ne peut être la seule façon de le maîtriser.

Farshad Mohammadi craignait de mourir en Iran. Il est mort dans le métro de Montréal. Ce pourrait n'être que triste. Mais c'est aussi scandaleux.