«Je t'emmène dans un resto de poisson grillé que j'aime beaucoup», m'a dit Richard en m'invitant à monter dans sa voiture. «Ayman sera là aussi.»

Je ne les avais pas revus depuis 1994. Richard et Ayman, deux amis cairotes rencontrés dans le cadre d'un projet de développement international qui m'avait permis de passer quatre mois en Égypte. C'était il y a plus de 15 ans, autant dire une éternité. C'était avant Tahrir, avant l'espoir.

On ne discutait pas ouvertement de la dictature à l'époque. On l'endurait, c'est tout. On ne se ruait pas non plus vers les bureaux de scrutin, comme l'ont fait tant d'Égyptiens émus depuis deux jours. Car les résultats étaient connus avant même que les gens aient voté.

Richard et Ayman, donc. Égyptiens de classe moyenne. La jeune quarantaine. L'un travaille en marketing. L'autre, en commerce. L'un est chrétien. L'autre est musulman. L'un est optimiste pour l'avenir de la révolution égyptienne. L'autre, pas du tout. Pour le poisson grillé, par contre, ils sont d'accord.

Une demi-heure de klaxons pour se rendre au resto. Le long de toutes les rues du Caire, des banderoles électorales à perte de vue. En arrivant à destination, j'ai écarquillé les yeux comme devant un mirage.

«Quoi? a demandé Richard.

C'est juste que tu ne m'avais pas dit qu'il y aurait les pyramides là, devant nous...

Ah! Bof! Je les vois tous les jours. J'habite à côté. Je viens souvent manger ici.»

Les pyramides de Giza, bof. Pour moi qui venais de passer une semaine sous haute tension dans le nuage de gaz lacrymogène de la place Tahrir, ce «bof!» avait quelque chose de surréaliste et d'apaisant. J'ai pris une photo. Je l'ai baptisée «reportage en zones dangereuses».

«Les médias exagèrent avec ces histoires d'insécurité! dit Richard. Tahrir, c'est une chose. Ailleurs en ville, tout est au ralenti. Mais les Cairotes continuent de sortir, d'aller dans les cafés et de fumer le narguilé!»

En trois heures, on a rattrapé 15 ans. De la dictature de Moubarak à la démocratie balbutiante. «La maternelle de la démocratie», comme l'appelle Ayman, inquiet.

Il n'est pas pro-Moubarak, tant s'en faut. Mais il trouve les révolutionnaires bien naïfs.

«Les bonnes intentions ne mènent pas nécessairement à une bonne vie, dit-il. Il faut faire attention à ce que l'on souhaite. Bien des gens ont souhaité la démocratie en Égypte. Mais ils n'accepteront pas ce qui en sortira. Selon moi, nous ne sommes pas prêts pour la démocratie.»

Son résumé désabusé de la révolution: «L'opération a réussi. Mais le patient est mort.»

Richard est plus enthousiaste. Pour la première fois, il a le sentiment que son vote compte.

Son enthousiasme ne l'empêche pas d'avoir des appréhensions. La perspective d'une Égypte dominée par les islamistes ne le réjouit pas. Il se méfie des Frères musulmans, dont le parti Liberté et justice est donné favori.

«Les Frères musulmans disent ce que les gens veulent entendre. Mais une fois qu'ils seront aux commandes, ils feront ce qu'ils veulent. Cela ira à l'encontre de nos libertés.»

Les Frères musulmans ont très bien compris, dit-il, que les gens pauvres et peu instruits n'ont que la religion comme refuge.

«Si on joue cette corde, on peut faire des gains. La liberté d'expression et les droits de la personne, ce n'est pas la priorité des pauvres. Ce qu'ils veulent, c'est du pain. Et cette population forme la majorité en Égypte.»

Que faire? Pour Richard, il n'y a qu'une solution: le temps. «C'est pourquoi les Frères musulmans voulaient que ces élections législatives aient lieu le plus vite possible!»

Pour Ayman, la solution, c'est l'exil. Marié et père de deux enfants, il songe sérieusement à immigrer en Europe. «Je n'ai pas envie que mes enfants grandissent dans un pays qui va ressembler à l'Arabie saoudite dans cinq ans.»

Selon lui, il y a peu de différences entre les salafistes - des islamistes fondamentalistes soutenus par l'Arabie saoudite, minoritaires en Égypte - et les Frères musulmans, dits plus modérés. «Les Frères musulmans ont plus d'expérience politique, alors ils savent faire de beaux paquets. Mais à l'intérieur, il y a la même chose», dit-il.

Ayman s'inquiète de voir la religion utilisée à des fins politiques par les islamistes. «La religion est une affaire d'éthique: le bien et le mal. Alors que la politique est sale. On ne peut mêler les deux. Moi, je suis musulman et ça me fait peur.»

Richard fait non de la tête. «Moi, je suis chrétien et je suis optimiste!

Je te souhaite bonne chance alors!»

Ils ont éclaté de rire. Le soleil se couchait sur les pyramides, mais Richard, trop habitué, n'a rien remarqué. Ayman est allé faire sa prière.

Aurait-on pu avoir ce genre de discussion sous Moubarak? «On aurait pu, oui, dit Richard. Mais on aurait chuchoté.»

L'Égypte post-révolutionnaire, imparfaite et inquiète, ne crie pas à l'unisson. Mais au moins, elle ne chuchote plus.