Je l'ai croisée par hasard, hier, sans savoir qui elle était. Une femme blonde qui, de toute évidence, ne s'en laisse pas imposer. L'oreille vissée à son portable, elle semblait s'énerver contre son interlocuteur. «Non! Non! C'est la dernière bêtise à faire!» disait-elle, en français.

J'ai compris en l'écoutant que cette femme de tête était nulle autre que Caroline Sinz, la journaliste de France 3, battue et agressée sexuellement près de la place Tahrir. J'avais lu son récit terrifiant la veille. J'avais aussi entendu celui de la journaliste américano-égyptienne Mona Eltahawy. Ma boîte de courriels s'est vite remplie de messages inquiets.

Avant-hier, Caroline Sinz était avec son caméraman, en train de filmer dans la rue Mohamed Mahmoud qui débouche sur Tahrir. Ils ont été assaillis par des adolescents, puis, séparés. Le caméraman a été battu. Elle a été tabassée par une meute de jeunes et d'adultes. On a arraché ses vêtements. On l'a agressée sexuellement. Des gens ont tenté de l'aider, en vain. Cela a duré environ trois quarts d'heure. Une éternité. Une horreur qu'un trop grand nombre de femmes égyptiennes connaissent bien. Une basse façon d'intimider la presse, aussi.

Caroline Sinz a cru qu'elle allait mourir. Mais ce qu'elle disait aussi au journaliste au bout du fil, c'est qu'il n'était pas question de céder à l'intimidation. Pas question d'arrêter d'envoyer des femmes journalistes au Caire, comme l'a recommandé avant-hier Reporters sans frontières, avant de se rétracter. Prendre des précautions, oui. Céder à l'intimidation, non.

Elle a raccroché. Je me suis présentée. Je lui ai dit que je savais, que j'étais bouleversée, choquée, sans mots. Elle m'a invitée à m'asseoir à côté d'elle, épaule contre épaule.

Son téléphone a sonné encore. «Oui, oui, ça va. Je vais aller me trouver un foulard et des lunettes». Elle m'a suggéré de faire pareil. «Sois prudente».

Elle devait se préparer pour son topo sur la prière du vendredi à la place Tahrir. J'ai été soufflée par sa détermination. Et je n'ai pu m'empêcher de penser qu'il y avait là quelque chose d'ironique. Des femmes journalistes se sont battues pendant des décennies pour ne pas être traitées différemment des hommes, pour prouver qu'elles pouvaient, elles aussi, faire du reportage en zones dangereuses. Comment un organisme qui défend la liberté de la presse peut-il recommander un tel traitement discriminatoire? Comment peut-il recommander que l'on cède à l'intimidation alors que celles-là mêmes qui l'ont subie sont prêtes à se relever et à retourner sur le terrain?

Le harcèlement et la violence sexuelle sont une réalité en Égypte, il ne s'agit pas de le nier. Pour avoir déjà vécu quatre mois dans ce pays, j'en sais quelque chose. De là à faire le jeu de ceux qui intimident, il y a un pas.

Et puis, comment tu fais? me demande-t-on. À contrecoeur, hier, secouée par ma rencontre avec Caroline Sinz, j'ai porté pour la première fois un foulard pour me rendre à la place Tahrir. J'y vais toujours accompagnée de mon «fixer», un journaliste égyptien qui connaît bien le terrain. À choisir entre le «fixer» et le foulard pour éviter les ennuis, je choisis le «fixer». De mon cas - je ne suis pas blonde aux yeux bleus -, le foulard peut n'avoir qu'un effet placebo.

Et puis? Et puis, rien. Bien sûr, le harcèlement fait ici partie de la vie quotidienne dès qu'une femme met le nez dehors, voilée ou pas. Et il est vrai que plusieurs femmes, pas juste des journalistes, ont été harcelées et agressées à la place Tahrir au cours des derniers jours. Il y règne un climat de suspicion. Mais à aucun moment, je ne me suis sentie menacée.

Hier, la foule immense et généralement pacifique était galvanisée pour cette grande manifestation du vendredi. Des hommes, des femmes, des enfants. Des jeunes révolutionnaires. Des femmes cheveux au vent, aussi, minoritaires, mais toujours là. Des femmes voilées portant des vêtements très moulants. Des vendeurs de drapeaux, de barbes à papa et d'images du Che. Des marchands de chaï et de sucreries. Et des slogans, encore des slogans, appelant le maréchal Hussein Tantaoui à tirer sa révérence et à céder le pouvoir aux civils. «Nous ne partirons pas! Il va partir!»

Ils ont fait tomber Hosni Moubarak. Ils veulent maintenant faire tomber le Conseil militaire. Déterminés à ne pas céder. Vous ne me croirez peut-être pas, après avoir entendu toutes ces horreurs qui doivent être entendues et dénoncées... Vous ne me croirez peut-être pas, mais il y avait aussi là quelque chose de profondément beau.