Imaginez. Vous partez en vacances le coeur léger et les valises pleines. Vous roulez en sifflotant vers la frontière américaine. Au poste frontalier, le douanier vous dévisage d'un air méfiant. Sa première question: «Transportez-vous des armes nucléaires?»

C'est un peu ce qui est arrivé à Sonia il y a quelque temps. Sonia, 33 ans. Jeune maman. Marathonienne. Un regard doux et timide, un sourire angélique, un corps de gymnaste, une discipline de fer. Le genre de fille qui s'est levée un matin avec l'envie de courir. Elle n'avait jamais couru de sa vie. Avant même de commencer son entraînement, elle s'est inscrite au marathon d'Ottawa. Objectif: courir 42 km en 4h12. Six mois plus tard, elle a franchi la distance en 4h11. Après le marathon, Sonia, qui n'avait jamais fait de vélo et de natation de sa vie, a décidé de se mettre au triathlon.

Quand elle ne s'entraîne pas pour un «petit» Ironman dès 5h30, embrassant l'aube à toute vitesse sur la voie Camillien-Houde, Sonia est anesthésiste. Pas le genre de personne que l'on imaginerait d'emblée en train de fomenter une attaque nucléaire. Sa spécialité, c'est tout le contraire: apaiser la douleur des autres.

Tout ça pour dire que, si j'étais douanière, Sonia serait sans doute la dernière personne au monde que j'aurais soupçonnée de trafic d'armes nucléaires. Mais bon, les douaniers doivent se méfier, c'est l'essence même de leur travail. Et les terroristes essaient sans doute de les déjouer, c'est leur cruelle mission. Ils n'ont pas d'étiquette dans le front ni de sourire carnassier qui les distingue. Ils n'ont pas l'habitude non plus de déclarer leurs armes nucléaires au poste-frontière. Dans le doute, depuis les attentats du 11 septembre 2001, le douanier ne s'abstient surtout pas.

Un samedi matin, donc, Sonia et son frère Sylvain, vêtus de leurs maillots de triathloniens, ont décidé d'aller s'entraîner à Lake Placid, dans l'État de New York. Ils ont quitté Boucherville avec, dans leur voiture, deux vélos, quelques muffins, du Gatorade. Rien de bien suspect a priori.

Il était environ 10h. De peur que l'attente soit trop longue à Lacolle, ils se sont dirigés vers la guérite d'inspection de Rouses Point. Un tout petit poste frontalier. Il n'y avait presque personne. Ils étaient contents. Jusqu'à ce que le douanier leur demande très sérieusement en les voyant: «Transportez-vous des armes nucléaires?»

Sonia et son frère se sont regardés, perplexes. Ils trouvaient la question un peu drôle, mais ils n'ont pas ri. Ils savaient bien qu'ils n'avaient rien à se reprocher. Même pas un fruit illégal, rien. Leur condition de présumés terroristes en maillot et cuissard avait quelque chose d'absurde.

Des agents de sécurité se sont avancés vers la voiture. Ils ont confisqué les clés pour l'inspecter de fond en comble. Deux douaniers ont ensuite escorté à l'intérieur les triathloniens «suspects». Ils les ont fouillés et interrogés. Quand le douanier a passé son détecteur de radioactivité le long du corps de Sylvain, tout était normal. Mais devant le genou de Sonia, quelque chose clochait. «Gallium-67», indiquait le détecteur.

«Avez-vous passé des tests médicaux récemment?», a fini par demander le douanier.

Sonia a alors compris ce qui lui valait ce moment surréaliste. Un mois auparavant, elle avait dû subir un test en médecine nucléaire. On lui avait diagnostiqué de l'arthrite septique dans un genou. Il avait fallu lui injecter du gallium-67, un produit radioactif qui ne peut être utilisé qu'à des fins médicales.

Aussi surréalistes soient-elles, des histoires comme celle-là n'étonnent pas du tout les spécialistes. C'est même assez fréquent, me dit le Dr Félix Léveillée, spécialiste en médecine nucléaire. Depuis le 11 septembre 2001, des détecteurs de radioactivité ultrasensibles ont été installés aux frontières américaines et dans les aéroports. L'ennui, c'est que ces détecteurs ne différencient pas nécessairement les types d'isotopes. Ils ne distinguent pas nécessairement le genou blessé de l'arme nucléaire.

Même de très faibles quantités de matières radioactives peuvent être détectées plusieurs jours après un test. Dans le cas du gallium-67 injecté dans le genou de Sonia, sa période de radioactivité peut aller jusqu'à 25 jours. Pour prévenir les inconvénients, les médecins remettent souvent aux patients qui pensent voyager dans les trois mois une lettre qui indique l'isotope utilisé, la dose et la date de l'examen.

Pour Sonia, la fausse alerte terroriste s'est terminée en rigolade. «Bon entraînement! Soyez prudents.» Le douanier, coureur lui aussi, a compati avec elle quand il a su que sa blessure au genou l'avait privée de deux mois de course.

Pour la petite histoire, Sonia a fait ce jour-là «seulement» 90 km de vélo en 3h10 et 2500 m de natation en 47 minutes. Elle en parle comme si elle avait fait le tour du pâté de maisons. Son genou terroriste, je le sens, n'aura pas le dernier mot.