«Bas khalas!»

Ce sont les mots d'arabe que j'ai prononcés le plus souvent en Égypte. Ça veut dire: «Assez! Ça suffit!» Et que l'on soit en Égypte ou ailleurs, il est indispensable de savoir dire «ça suffit» quand on s'occupe d'une classe d'enfants de 5 ans.

C'était il y a plus de 15 ans. J'avais eu la chance de passer trois mois en Égypte. Je n'y étais ni touriste ni reporter. Je participais à un programme de développement international qui m'avait permis de travailler quelque temps dans un orphelinat. Dans la classe dont je m'occupais, la moitié des garçons portaient le nom de Mohammed. Quand on appelait l'un d'eux, ils étaient quatre à se retourner.

J'ai repensé à ces enfants en voyant les images des manifestants égyptiens. Dans mon souvenir délavé par le temps, tous ces Mohammed et ces Sarah, ces Ramadan et ces Esma ont encore 5 ans. Dans les faits, ils ont 20 ans. Je les imagine maintenant dans la rue en train de crier «Allez ouste! Bas khalas!» à un dictateur en poste depuis leur naissance.

Que sont-ils devenus? À quoi peuvent-ils aspirer? La moitié de la population égyptienne a moins de 24 ans. Les problèmes de chômage et de corruption sont criants. Les jeunes diplômés qui n'ont pas de wasta, le piston égyptien sans lequel rien n'avance, voient devant eux un avenir bouché. Inspirés par les Tunisiens, on les voit dans la rue hurler: «Ça suffit!»

Je me souviens que, avant que je ne travaille à l'orphelinat, des fonctionnaires égyptiens qui n'avaient pas tout à fait saisi ce que signifiait «développement international» m'avaient envoyée travailler dans une grande usine de vêtements. De ces ateliers de misère qui exploitent les travailleurs sans aucun scrupule. Bruit infernal, haut-parleurs hurlant des prières coraniques, travail à la chaîne éreintant et sous-payé. Pas tout à fait l'idée que je me faisais d'un projet communautaire. Les employés gagnaient 25 cents l'heure. Des conditions de travail lamentables que subit encore aujourd'hui une proportion trop importante de la population.

Ce qui m'avait le plus frappée, dans ce pays aussi magnifique que fascinant, c'est l'écart vertigineux entre les riches et les pauvres. Ces gens qui se promènent en Mercedes alors qu'il y a des bidonvilles à leurs pieds.

J'avais aussi été frappée par la montée du conservatisme et la difficulté d'être une femme dans ce pays qui a pourtant été l'un des berceaux des luttes pour l'émancipation des femmes au Proche-Orient. Le comportement le plus anodin pouvait y être interprété comme une provocation. Marcher seule et sans voile dans un quartier où toutes les femmes sont voilées, par exemple. Je me souviens de ce matin où j'avais décidé d'aller faire du jogging avec une amie. Une horde d'adolescents en chaleur baragouinant trois mots d'anglais se sont mis à nos trousses. «Hello! Welcome! I love Michael Jackson! I want to talk to you!» J'ai crié: «Bas khalas!» comme j'avais appris à le faire avec les enfants de 5 ans de l'orphelinat. Un jeune homme nous a lancé une pierre. On a décidé de laisser tomber le jogging.

Aujourd'hui, un ordinateur sur les genoux, je regarde en direct des Égyptiens qui tentent de courir vers la liberté, euphoriques. Les Frères musulmans risquent-ils de tirer profit de ce soulèvement populaire? En entrevue dans Libération, Alaa El-Aswany, l'auteur du superbe roman égyptien L'immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2005, à lire absolument si vous vous intéressez à l'Égypte), disait que non. «L'influence des Frères musulmans a été exagérée par la dictature à seule fin d'envoyer aux Occidentaux le message suivant: «Ou vous acceptez la dictature, ou ce sera les Frères musulmans!» « J'espère qu'il a raison.

Plus que jamais, le printemps arabe montre à quel point l'époque a changé de rythme. Il y a 15 ans, et j'ai l'impression de parler du télégraphe en écrivant cela, j'envoyais d'Égypte des lettres manuscrites qui prenaient des semaines à arriver. Le courriel était encore de la science-fiction. Il est fascinant de voir comment l'internet et les médias sociaux comme Facebook ou Twitter sont devenus de puissants outils de mobilisation populaire instantanée. Si puissants que le gouvernement égyptien a décidé de débrancher son pays de façon éhontée. Ce qui n'est pas suffisant pour museler tout un peuple en colère.

Depuis le 25 janvier, je continue de suivre les nouvelles envoyées par un ami égyptien expatrié. Il est devenu comme une agence de presse à lui tout seul. Hier, il a relayé sur sa page Facebook de nouveaux appels à la mobilisation. À qui profitera cette révolution? Où s'en va-t-elle? Comme bien des Égyptiens, il n'en sait rien. Mais il espère.