On ne tolérerait jamais que des médecins refusent de traiter des patients sous prétexte qu'ils ne sont pas payés assez cher ou assez vite par le gouvernement. C'est pourtant ce que l'Association québécoise des pharmaciens propriétaires recommande à ses membres de faire en leur conseillant de ne plus servir comme à l'habitude les réfugiés qui ont besoin de médicaments essentiels couverts par le Programme fédéral de santé intérimaire.

L'affaire ressemble à une parodie cynique de cette publicité qui vante les mérites du pharmacien plein d'empathie. «On se met à votre place», dit la pub, où on voit des pharmaciens prêts à tout, mais vraiment tout, pour comprendre la douleur du patient qui vient les consulter. De toute évidence, l'Association québécoise des pharmaciens propriétaires n'est pas dans cet état d'esprit compatissant, elle qui a choisi, pour protester contre l'entêtement d'Immigration Canada, de brader son éthique professionnelle pour faire avancer des négociations.

Il faut savoir que les bénéficiaires de l'assurance médicaments du Programme fédéral de santé intérimaire mis en place par Immigration Canada sont le plus souvent des gens qui vivent dans une grande précarité. On parle de réfugiés qui ont vécu des histoires d'horreur. On parle de femmes victimes d'exploitation sexuelle et atteintes du sida. On parle d'Haïtiens rescapés du séisme qui ont tout perdu et tentent de rebâtir leur vie. Bref, on parle le plus souvent de gens très démunis qui, en plus, sont très malades. Leur compliquer la vie davantage est une stratégie de négociation pour le moins malavisée.

Comment peut-on accepter que des pharmaciens agissent de la sorte? N'y a-t-il pas là un sérieux problème d'éthique? Réponse du directeur général de l'Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), Normand Cadieux: «Les pharmaciens ne refuseront pas de servir ces patients. On ne peut pas refuser, éthiquement, de servir un patient. Sauf que les pharmaciens n'ont pas l'obligation de le servir gratuitement.» L'Association dit à ses membres qu'ils ont trois possibilités: demander au patient de payer lui-même ses médicaments et d'envoyer sa facture au fédéral; le diriger vers un service de première ligne ou un service d'urgence; ou encore le servir en prenant «le risque» de ne pas être payé.

Techniquement, c'est vrai, l'éthique est sauve. Les pharmaciens ne refusent pas à proprement parler de servir certains patients. Mais exiger que les réfugiés paient eux-mêmes les médicaments revient à faire indirectement ce que l'on n'a pas le droit de faire directement. Car pour être bénéficiaire du Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI), il faut prouver que l'on n'a pas les moyens de payer soi-même ses médicaments. Demander aux patients de payer équivaut à leur refuser des médicaments essentiels. C'est un non-sens.

Environ 3000 ordonnances par mois sont données à des bénéficiaires du PFSI au Québec. L'Association québécoise des pharmaciens propriétaires n'a sans doute pas tout à fait tort quand elle reproche à Immigration Canada d'avoir mis sur pied un programme sans s'assurer que les professionnels qui y participent soient rémunérés convenablement. «Des pharmaciens attendent six mois, un an avant d'être payés; parfois, ils ne le sont pas», dit Normand Cadieux. «On ne sait pas ce qui est couvert et ce qui ne l'est pas. On ne sait pas ce que paie le fédéral et à quel prix il le paie.» Cela fait au moins trois ans que ça dure, note-t-il.

Immigration Canada dit ne pas comprendre pour autant les raisons pour lesquelles l'AQPP refuse de participer à ce programme, qui a été amélioré. Depuis le 17 janvier, sa gestion est confiée à la Croix Bleue Medavie. «Un des principaux aspects de ce nouveau contrat consiste à réduire les délais de traitement des demandes de remboursement soumises par les pharmaciens», dit la porte-parole d'Immigration Canada.

On sait qu'Immigration Canada est beaucoup plus réputé pour son côté bureaucrate que pour son efficacité. Mais cela ne change rien au fait que le moyen de protestation choisi par les pharmaciens révèle un manque de jugement stupéfiant. Ses conséquences sont loin d'être anodines. «Les médecins comme les patients se sentent pris en otages, là-dedans», dit Jean-Pierre Dion, de la Fédération des médecins omnipraticiens.

Environ 20 000 personnes au Québec seraient bénéficiaires du PFSI. La Fédération des médecins spécialistes a averti ses membres qu'il pourrait y avoir une affluence accrue dans les urgences et dans les cabinets médicaux. Faute de pouvoir obtenir leurs médicaments, des gens diabétiques, cancéreux ou sidéens iront encombrer un réseau déjà à bout de souffle. Certains choisiront par dépit de ne pas prendre leurs médicaments. Un choix qui mettra en péril leur propre santé et qui pourrait aussi se révéler inquiétant dans une perspective de santé publique - que l'on pense aux patients tuberculeux qui n'auraient plus les moyens de prendre leurs médicaments.

L'Ordre des pharmaciens du Québec, qui se dit préoccupé par la situation, invite ardemment les parties à trouver une solution. Mais même si son mandat premier est de protéger le public, il refuse d'y voir un problème d'éthique et de rappeler à l'ordre l'Association québécoise des pharmaciens propriétaires. «On ne peut pas exiger de nos membres qu'ils servent des médicaments gratuitement», dit Diane Lamarre, présidente de l'Ordre des pharmaciens, reprenant les arguments de négociation de l'AQPP.

Pourquoi tolérerait-on des pharmaciens ce qu'on ne tolérerait jamais des médecins? La situation du pharmacien est différente de celle d'autres professionnels de la santé, car le coût du médicament s'ajoute au service qu'il doit offrir, explique Mme Lamarre. Et au final, le patient n'est pas laissé à lui-même. «On s'est assuré que le réfugié ait plusieurs façons d'obtenir ses médicaments quand même.»

Même si Immigration Canada a aussi ses torts dans cette affaire, je continue à croire qu'exiger qu'un réfugié malade paie ce qu'il ne peut pas payer ou l'envoyer prendre un numéro aux urgences n'est pas la façon la plus honorable de traiter des patients vulnérables.