«Que pouvons-nous faire?» m'ont écrit de nombreux lecteurs indignés à la lecture de ma chronique de jeudi.

J'y racontais l'histoire tragique de Jeanne et de Simone (noms fictifs), deux jeunes filles d'origine africaine menacées de renvoi par le gouvernement canadien. Je racontais que leur père avait été assassiné par des bandits armés, que Jeanne avait été violée, que son frère avait été enlevé, que sa petite soeur avait assisté à des scènes d'horreur... Et qu'au bout de ce long tunnel funeste qui avait conduit les deux soeurs dignes et courageuses jusqu'à la frontière canado-américaine, des fonctionnaires canadiens avaient décrété, avec un manque de jugement sidérant, qu'elles ne pouvaient même pas faire une demande d'asile. Ils avaient jugé qu'une interprétation étriquée de l'Entente sur les tiers pays sûrs (qui comporte pourtant une exception pour les mineurs non accompagnés) passait avant le respect des droits fondamentaux de deux adolescentes victimes de sévices.

Selon le bon vieux principe qui veut qu'une injustice ne soit vraiment injuste que si elle est connue, il a fallu que cette histoire scandaleuse soit rendue publique, que le Bloc québécois s'en mêle et que des citoyens protestent pour que le renvoi des deux jeunes filles, prévu pour le 10 novembre par l'Agence des services frontaliers, soit finalement annulé en attendant que leur demande pour motifs humanitaires soit entendue. Jeanne et Simone, soulagées, en ont eu la confirmation par écrit hier après-midi. Elles qui ne dormaient plus peuvent enfin souffler un peu.

Au moment même où cette histoire embarrassante pour le gouvernement conservateur était rendue publique, Laureen Harper, la femme du premier ministre, envoyait une lettre ouverte où elle disait s'inquiéter pour les droits des femmes en Iran. «En tant que femmes profitant des avantages et de la protection d'une société démocratique qui chérit et défend les droits et les libertés de tous ses citoyens - femmes et hommes -, nous sommes profondément inquiètes du mépris total des droits de la femme en Iran», peut-on lire dans la lettre signée par Mme Harper.

Que la première dame du pays se préoccupe du sort barbare réservé par l'Iran à Sakineh Mohammadi Ashtiani, condamnée à mort pour adultère et complicité dans l'assassinat de son mari, c'est bien sûr tout à son honneur.

Mais on note au passage toute l'ironie de son discours - même si le Canada demeure heureusement à des années-lumière de l'Iran en matière de droits des femmes. Le gouvernement Harper ne s'est pas particulièrement illustré pour la cause des femmes dans les dernières années - on l'a vu par exemple dans le dossier de l'aide accordée pour la santé des femmes. Condamner la barbarie des autres sans s'engager à quoi que ce soit est plus facile que de veiller réellement au respect des droits des femmes dans sa propre cour.

Que faire?

Mais revenons au courrier que j'ai reçu à la suite de la publication de l'histoire de Jeanne et de Simone. Il y avait quelque chose de rassurant dans l'empressement de plusieurs à vouloir faire entendre leur colère. D'un autre côté, j'y ai aussi lu quelque chose d'inquiétant. Quelque chose qui ressemble à un sentiment d'impuissance presque généralisé devant cet exemple concret des dommages causés par l'attitude des conservateurs. Comme un haussement d'épaules collectif pour dire: «Oui, c'est honteux, oui, c'est inhumain, mais qu'est-ce qu'on peut bien y faire?»

Dans l'essai Contre Harper (1) qu'il vient tout juste de publier, le professeur de philosophie Christian Nadeau décrit bien le phénomène et ses conséquences. Comme bon nombre de citoyens, l'auteur a honte du gouvernement actuel. Comme bon nombre de citoyens, il est consterné par toutes les actions commises en son nom. Critiquer le gouvernement conservateur n'a rien d'original, certes. Le hic, observe-t-il, c'est que la plupart des citoyens se sentent pourtant bien démunis «lorsque vient le temps de passer de la parole aux gestes, un peu comme si la présence des conservateurs au pouvoir était une calamité inévitable». Or, il n'en est rien. L'arrivée des conservateurs au gouvernement, faut-il le rappeler, «n'a rien d'une catastrophe naturelle», dit Christian Nadeau. «S'ils ont gagné, ils peuvent perdre.»

Le sentiment d'impuissance, alimenté par le désenchantement (ou est-ce le contraire?), pousse bon nombre de citoyens au décrochage politique. Le bien-être personnel devient la seule chose qui compte. Le reste est vu comme la météo, en moins intéressant. Il pleut, c'est fort dommage. Mais qu'est-ce qu'on peut bien y faire?

Cette inertie a des conséquences. Elle fait le bonheur du gouvernement actuel, rappelle avec raison Christian Nadeau. Car le meilleur moyen pour Harper et les conservateurs d'imposer leur vision du monde est justement «de cultiver l'indifférence des citoyens à l'égard de la chose publique».

(1) Christian Nadeau. Contre Harper. Bref traité philosophique sur la révolution conservatrice. Boréal, 2010.