C'est une histoire aussi tragique que scandaleuse. L'histoire de Jeanne et de Simone, deux adolescentes qui ont le regard sombre de ces enfants que la guerre a forcés à devenir adultes.

L'an dernier, Jeanne et Simone ont été témoins de l'assassinat de leur père par des bandits armés. Jeanne a été violée. Elle a eu un enfant à la suite de ce viol. Son frère a été enlevé. Sa petite soeur, Simone, a été témoin de nombreuses scènes d'horreur. Depuis, la famille n'a cessé de recevoir des menaces et vit dans la peur.

Les noms sont ici fictifs, par mesure de protection. Mais l'histoire que m'ont racontée, la voix tremblante, les deux jeunes filles menacées de renvoi ne l'est pas.

Jeanne et Simone viennent d'un pays africain qu'elles préfèrent ne pas nommer, par crainte de représailles. Le gouvernement canadien recommande d'éviter tout «voyage non essentiel» dans ce pays. Si rien n'est fait pour rappeler à l'ordre ce gouvernement qui piétine avec indifférence ses engagements humanitaires, elles seront renvoyées du pays mercredi prochain sans que le Canada ait même daigné entendre leur demande d'asile.

La mère de Jeanne et Simone a vendu tout ce qu'elle avait pour acheter des billets d'avion. La peur au ventre, elle a réussi à emmener ses filles aux États-Unis. De Washington, elles ont pris un autocar vers la frontière canado-américaine. La mère a donné un peu d'argent, deux pains et une bouteille d'eau à ses filles. Elle s'est assurée qu'elles franchissent la frontière, et elle est repartie à la recherche de son fils, qui avait été enlevé et dont elle n'avait pas de nouvelles.

À la frontière, on a fait attendre les deux filles pendant plus de huit heures. Jeanne, qui était enceinte, se sentait faible. Elle avait la nausée. Elle a vomi plusieurs fois. Sa petite soeur lui a laissé les deux pains et l'eau. Mais les deux filles n'étaient pas au bout de leurs peines, car leur demande d'asile a été jugée irrecevable avant même que leur histoire soit entendue.

Même si on a refusé d'entendre leur demande, Jeanne et Simone ont quand même pu entrer au pays. La nuit venue, elles ont été confiées à la Direction de la protection de la jeunesse. Elles ont passé deux jours dans une famille d'accueil. Elles ont ensuite pu rejoindre des proches qui habitent à Montréal. Dignes, courageuses, brillantes, les deux filles ont réussi à reprendre un semblant de vie normale. Elles se sont inscrites à l'école. Elles réussissent très bien. Elles se sont parfaitement intégrées. Elles rêvent toutes les deux de devenir médecin. Et de vivre dans un pays de droit et de paix.

Mardi matin, on a avisé les deux adolescentes, qui sont toujours sans statut, que leur rêve avait une date de péremption: elles doivent quitter le pays le 10 novembre, même si Immigration Canada n'a toujours pas répondu à la demande d'asile pour motifs humanitaires faite en leur nom au mois de juillet dernier. Deux valises chacune, on vous conduit à la frontière canado-américaine. Merci, bonsoir, débrouillez-vous.

Quels sont les motifs du renvoi? À l'Agence des services frontaliers, on répond que, comme les jeunes filles arrivaient directement des États-Unis, qui est un «tiers pays sûr», leur demande d'asile devenait automatiquement irrecevable. En vertu de l'Entente canado-américaine sur les tiers pays sûrs, signée en 2004, les demandeurs d'asile «sont tenus de présenter leur demande dans le premier pays sûr où ils arrivent, à moins d'être visés par une exception prévue par l'Entente».

Or, le fait d'être, comme Jeanne et Simone, des mineurs non accompagnés au moment de franchir la frontière est justement une exception prévue par l'Entente. Mais comme la mère était encore en territoire américain quand les agents des services frontaliers ont interrogé les deux filles, il semble qu'on ait jugé que le cas ne s'insérait pas parfaitement dans la petite case des exceptions.

Pourquoi donc avoir laissé Jeanne et Simone entrer au pays si on a jugé que leur demande était irrecevable à la frontière? Réponse absurde de l'Agence des services frontaliers (ASFC): «Parce que tel que prescrit à l'article 228 (4) du Règlement sur l'immigration, l'agent de l'ASFC à la frontière n'a pas la délégation pour prononcer une mesure de renvoi dans le cas de personnes mineures non accompagnées.»

Récapitulons: on aurait donc laissé entrer au pays Jeanne et Simone parce qu'elles étaient des mineures non accompagnées. Et on leur ordonne maintenant de quitter le pays sous prétexte qu'elles ne sont pas des mineures non accompagnées. Vous suivez?

«L'objectif de l'Entente sur les tiers pays sûrs est de permettre au Canada et aux États-Unis de gérer les demandes d'asile d'une manière ordonnée», a expliqué l'an dernier le ministre fédéral de l'Immigration, Jason Kenney, au moment d'annoncer que le gouvernement Harper restreignait encore davantage les conditions d'entrée pour les demandeurs d'asile.

Manière ordonnée? En regardant couler les larmes sur les joues de ces deux jeunes filles courageuses qui ont survécu à tant de malheurs et que l'on fait souffrir davantage pour rien, «ordonnée» n'est pas le premier mot qui m'est venu à l'esprit. J'aurais plutôt dit «honteuse». Ou «inhumaine». Quand l'interprétation étriquée d'un règlement devient plus importante que la vie humaine, plus importante que des droits fondamentaux, plus importante que la protection d'enfants en danger, quelque chose ne va pas.

Pour Jeanne et Simone, minées par l'angoisse, l'attente est insoutenable. Le gouvernement aura-t-il la décence d'entendre leur demande? «On a un agent qui travaille sur le cas», a dit la porte-parole de Citoyenneté et Immigration, sans plus de détails.

Espérons que l'agent y verra plus qu'un «cas» et qu'il permettra à Jeanne et à Simone de vivre enfin en paix.