À 23 ans, Leontine est mère de 16 enfants. Devant l'oratoire Saint-Joseph, demain après-midi, on entendra sa voix timide. Pour la première fois, cette survivante du génocide rwandais racontera son histoire au grand public dans le cadre d'une visite guidée hors de l'ordinaire. Une visite qui nous fera voir Montréal à travers le regard et la mémoire de jeunes réfugiés ou d'enfants de réfugiés.

Leontine parlera de sa vie qui a changé du tout en tout en trois jours, en avril 1994. De ses parents disparus dans l'horreur. De ces trois mois passés cachée dans une plantation de bananes. De ses questions d'enfant laissées sans réponse.

«Pourquoi nous sommes là? avait-elle demandé à son frère, caché dans les buissons à ses côtés.

- Parce que nous sommes tutsis.

- Pourquoi nous sommes tutsis?»

Leontine parlera de cet homme rencontré sur la route, un bol de sang et un couteau dans les mains. De ces autres hommes qui sont arrivés derrière avec d'autres couteaux. Elle parlera de son frère disparu trois semaines plus tard. «Trois jours, trois mois, trois semaines et tant de choses ont changé. Je me suis retrouvée seule. Unique survivante de ma famille.»

L'histoire ne s'arrête heureusement pas là. Au bout de la tragédie, il y a aussi l'espoir. Aujourd'hui, Leontine n'est plus seule dans sa solitude. Elle racontera l'extraordinaire histoire de sa nouvelle famille adoptive, née à cause du génocide. Elle est la nouvelle maman de 16 enfants, élèves à son école, certains plus âgés qu'elle. Tous des survivants qui se sont recréé une deuxième famille à Montréal. Des orphelins qui, en groupe, se sont choisi un père et une mère. «Si tu es choisie comme mère, tu ne peux pas refuser, même si tu es timide», dira Leontine, heureuse élue de son groupe, qui a dû vaincre sa timidité.

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Quand elle veut concilier son passé tragique et son présent tricoté d'espoir, Leontine se rend à l'oratoire Saint-Joseph. Depuis qu'elle a entendu son histoire, l'artiste Liz Miller, professeure de communication à l'Université Concordia, ne voit plus l'Oratoire de la même façon. La visite guidée En route: Paysage de mémoires à Montréal, à laquelle participe Leontine, c'est son projet. Fabuleux projet qui consiste à cartographier la mémoire de réfugiés et à la ramener dans le présent.

Ce tour guidé en bus est lié à un projet original beaucoup plus vaste intitulé Histoires de vie Montréal, qui consiste à recueillir les témoignages de 500 Montréalais déplacés par la guerre ou le génocide ou victimes d'autres violations de leurs droits fondamentaux. Le tout est consigné au Centre d'histoire orale et de récits numérisés de l'Université Concordia. On y met de l'avant l'idée que les histoires individuelles que les gens portent dans leur mémoire font aussi partie de l'Histoire avec un grand H. Ce sont elles qui permettent d'y donner un visage humain.

Les visites guidées classiques de Montréal amènent les touristes au Stade olympique ou au Casino. Celle que nous proposent Liz Miller et ses complices demain et mardi (1) nous amène dans un Montréal qui n'apparaît sur aucune carte. Aux côtés de Leontine, on pourra suivre le fil de la mémoire de Marie-Françoise, d'origine congolaise qui vit ici depuis cinq ans. On pourra aussi entendre Ayanda, du Zimbabwe, chanteur de gospel et étudiant en sciences politiques et en économie. Lisa, du Rwanda, qui travaille en psychothérapie et en résolution de conflits. Stephanie, dont la famille a aussi dû fuir le Rwanda et qui tente de défier le silence de ses proches. Rasha, jeune femme optimiste, née à Montréal, qui raconte l'exil de sa mère d'origine palestinienne...

Pour mettre sur pied ce projet, Liz Miller s'est inspirée à la fois du travail original du collectif L'Autre Montréal et des Jane's Walk de Toronto - des visites à pied gratuites faites par des résidants qui nous font découvrir une réalité de leur quartier. Ces visites sont basées sur cette idée de l'urbaniste Jane Jacobs selon laquelle nous avons tous des connaissances à partager sur notre ville et tous un mot à dire sur sa mise en valeur.

«Il ne faut pas sous-estimer la force des histoires», observe Liz Miller. Une fois racontée, l'histoire peut devenir un outil de changement, tant sur le plan personnel que politique. Elle permet notamment de lutter contre l'oubli qui fait bégayer l'Histoire.

«Ce qui est le plus excitant dans ce tour, c'est que les histoires sont belles, dit Liz Miller. Les histoires vont émouvoir les gens qui participeront au tour. Et ils voudront en savoir plus. Sur les pays d'où viennent ces jeunes, sur les circonstances de leur vie. Ce sont de beaux catalyseurs qui inciteront des gens à s'engager dans des causes, à piquer leur curiosité...» Après le tour, les gens sont d'ailleurs invités à discuter avec les participants.

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Si l'horreur occupe souvent une place marquante dans la mémoire de ces jeunes, le tour guidé n'est pas fait que d'histoires tragiques. Quand ces jeunes réfugiés débarquent à Montréal, ils doivent forcément, devant l'agent d'immigration, se définir comme des victimes, évoquer les raisons pour lesquelles ils ont fui leur pays et ont besoin de protection, remarque Liz Miller. «Cette histoire est authentique, elle est vraie. Mais ce n'est pas toute leur histoire.»

Ainsi entendra-t-on Marie-Françoise, citoyenne canadienne d'origine congolaise, nous parler de son travail au Y des femmes de Montréal. Elle s'y occupe d'un projet qui vise à encourager de jeunes femmes à devenir des leaders dans leur milieu. La prévention de la violence, l'estime de soi, l'hypersexualisation font partie des thèmes qu'elle aborde dans des ateliers offerts dans des écoles ou des centres communautaires.

L'autobus fera aussi un arrêt devant cette épicerie vietnamienne de Côte-des-Neiges qui a replongé Marie-Françoise dans ses souvenirs d'enfance joyeux. «C'est un lieu qui m'est très cher et qui me rappelle chez moi, c'est-à-dire le Congo. C'est un supermarché avec plusieurs produits que je ne pensais pas retrouver à Montréal et qui m'a permis de recréer des saveurs de chez moi.»

Pour Marie-Françoise, retrouver son Congo natal dans une épicerie vietnamienne est beaucoup plus qu'une anecdote amusante. C'est une métaphore de Montréal. «Oui, Montréal est une ville avec beaucoup de diversité, mais ce n'est pas forcément une ville où tout le monde vit dans son petit monde», dit-elle.

Au-delà des apparences, tout est lié.

(1) Le tour guidé En route: Paysage de mémoires à Montréal est gratuit. En anglais (traduction française offerte). Aucune réservation requise. Premier arrivé, premier servi; demain le 30 mai, de 13h à 15h30, suivi d'une réception dans la salle de l'exposition Histoires de vie à l'Université Concordia; Le mardi 1er juin, de 14h à 16h30, suivi d'une réception au même endroit. Le tour démarrera à l'arrêt des navettes de l'Université Concordia, en face du pavillon Hall, 1455, boul. De Maisonneuve Ouest.

On peut aussi suivre la visite guidée de façon virtuelle: https://storytelling.concordia.ca/refugeeyouth/project/going-places-memoryscape-montreal