Identité, laïcité, vivre-ensemble... Près de deux ans après la publication et l'enterrement presque immédiat du rapport Bouchard-Taylor, le débat sur ces questions continue d'attiser les passions. Et il prend même un virage inquiétant.

C'est de ce constat qu'est né le Manifeste pour un Québec pluraliste. Lancé hier soir par un regroupement d'intellectuels d'allégeances diverses, souverainistes et fédéralistes confondus, ce manifeste met de l'avant une vision ouverte de la société québécoise malheureusement souvent éclipsée dans les récents débats.

Le préambule du manifeste évoque une «profonde inquiétude». Qu'est-ce qui vous inquiète autant? ai-je demandé aux philosophes Daniel Weinstock et Jocelyn Maclure, deux des instigateurs du projet et ex-conseillers de la commission Bouchard-Taylor.

Pour Daniel Weinstock, le plus inquiétant, c'est le ton qu'a pris le débat. Il y a une violence dans ce ton, note-t-il. Et pas seulement dans le «far-west de la blogosphère», mais aussi chez certains commentateurs dans les médias. Plutôt que de s'en tenir à un débat d'idées, on tombe malheureusement très facilement dans la caricature, l'invective et les procès d'intentions. Il faut donc tenter d'assainir le débat, dit-il avec raison.

«Il y a aussi le fait que je suis de religion juive, ajoute M. Weinstock. Notre communauté n'est pas du tout ciblée, ces temps-ci. On ne peut pas parler de recrudescence de l'antisémitisme. Mais, par empathie, je sens une profonde inquiétude pour la communauté musulmane. On dit des choses non pas sur les intégristes seulement, mais sur la religion musulmane comme telle, qui serait plus que d'autres religions portée à certains excès.»

Ces discours inquiétants, note M. Weinstock, ressemblent à ceux entendus à d'autres époques sur l'impossibilité d'intégrer les Irlandais, les Chinois ou les Juifs. «L'histoire nous enseigne que l'on a toujours tort quand on condamne toute une communauté. Au Canada, on l'a fait plusieurs fois depuis le début de notre histoire. Et ce n'est jamais bon.»

Pour Jocelyn Maclure, le plus inquiétant, ce sont d'abord et avant tout les possibles impacts politiques de ce débat qui dérape. Il y a d'un côté le Parti québécois, qui prépare un projet de Charte de la laïcité et qui flirte parfois avec un nationalisme plus conservateur, observe-t-il. De l'autre, le Parti libéral ne fait pas preuve d'un courage très impressionnant sur la question identitaire. «Il n'y a aucun leadership politique sur ces questions. On sait que ce sont des questions délicates. Les partis politiques n'ont pas envie de défendre des positions courageuses, impopulaires, mais qui devraient être défendues.»

Que répond le philosophe à ceux qui reprochent aux pluralistes de faire avancer, même involontairement, la cause des extrémistes ? C'est une préoccupation sérieuse, admet-il. «Mais je ne pense pas que l'on puisse faire reculer l'extrémisme en adoptant des positions qui vont restreindre les droits et libertés de plusieurs citoyens qui ne sont pas du tout extrémistes. C'est un des problèmes, à mon avis, dans le débat actuel.»

La stratégie est non seulement douteuse sur le plan éthique, mais aussi peu efficace. «Cela peut même alimenter les discours des extrémistes, qui diront : "Voyez comment on est exclus, marginalisés et pris à partie de façon injuste".»

Jocelyn Maclure croit que l'on fait fausse route en penchant pour une vision plus rigide et sévère de la laïcité. «Je ne pense pas que l'on ait besoin d'un outil juridique pour rendre le Québec laïque. Le Québec est déjà laïque. L'État québécois ne prend pas ses ordres d'une religion donnée, il cherche à être neutre par rapport à tous les courants religieux et séculiers. Avec notre charte des droits, on est déjà une société laïque sur le plan de nos institutions.»

Une société déjà laïque, oui, mais de toute évidence bien confuse quant aux balises de sa laïcité. D'où la nécessité de clarifier, par la rédaction d'un Livre blanc par exemple, le modèle laïque québécois. L'État, qui n'a pas le début d'un discours cohérent sur la laïcité en ce moment, aurait ainsi un document de référence sur lequel s'appuyer.

Même s'il laisse bien des questions en suspens - notamment celle, toujours litigieuse, du port des signes religieux dans la fonction publique -, le manifeste des pluralistes a le mérite de proposer une troisième voie à ceux qui, comme moi, ne se reconnaissent ni dans la vision nationaliste conservatrice ni dans le discours des tenants d'une laïcité stricte. Et que l'on soit d'accord ou pas avec la vision proposée, il faut saluer l'initiative de ceux qui ont lancé ce projet. Le débat est trop important pour le laisser aux mains de démagogues ou de politiciens peu courageux.

Il reste à espérer que ce manifeste ne soit pas enterré aussi vite que le rapport Bouchard-Taylor.