Sur un tableau noir dans ma cuisine, il y a depuis des mois une liste d'épicerie un peu sommaire. Pain, lait, beurre d'arachides, café, fruits, souper. Le quotidien passe, tel un tourbillon. La liste, elle, reste. Immuable, rassurante, toujours pertinente. Elle donne la douce illusion que notre vie de famille joyeusement chaotique est bien organisée.

J'ai des listes plein les poches. Des To Do List sur mon iPod. Des listes de sujets de chronique. Des listes de projets. Des listes de livres. Des listes de chansons pour courir. Des listes de musique pour travailler. Des listes de rendez-vous à prendre. Des listes de photos que je n'ai pas fait imprimer. Des listes de gens à suivre sur Twitter, qui m'envoient d'autres listes des meilleurs x ou des pires y. Des listes de courriels auxquels je n'ai pas répondu. Des listes d'excuses à faire.

 

Qu'elle soit griffonnée au verso d'une enveloppe ou consignée dans un iPod, la liste répond au même besoin primaire: organiser son monde, le définir, se définir. Mettre un semblant d'ordre là où il n'y en a pas.

La liste est «la forme d'écrit la plus naturelle à l'homme». C'est Charles Dantzig qui le dit dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Grasset, 2009). Un gros livre à la fois savant, amusant et agaçant, qui n'était sur aucune de mes listes. Je suis tombée dessus par hasard en cette saison des listes, où on nous exhorte à comprimer la décennie en un mot, un tweet, 10 livres ou 10 films. J'ai vu ensuite qu'il s'est retrouvé sur la liste de 20 meilleurs livres de l'année du magazine français Le Point. Ah! Tiens, tiens...J'ai parcouru la liste avec avidité. Je n'y ai trouvé qu'un seul de mes livres préférés de l'année (D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère). J'y ai remarqué un grand absent (L'énigme du retour, de Dany Laferrière). Et j'ai surtout constaté que je ne lisais pas autant que j'aimerais le faire. Ce sera sur ma liste de résolutions 2010. Lire encore plus. Aurais-je plus de temps pour lire si je perdais moins de temps à dresser des listes?

Dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Dantzig, dandy érudit et grand voyageur, y fait l'inventaire impressionniste de son univers, du très futile au très profond. Liste des villes, liste des couleurs des villes. Liste de lieux sublimes, liste d'endroits sinistres. Liste des guerres secrètes de l'humanité. Liste des hommes le plus ridiculement habillés du monde. Liste des questions sans réponse assurée.

Ces listes, on l'aura compris, sont le plus souvent de beaux prétextes. Pigée dans une «liste de l'avion», cette réflexion sur la décennie «portable» qui s'achève: «Portable, portable, tout est portable. Longtemps, l'homme a été le seul à l'être: il partait avec une valise et laissait sa vie sur place. Partir avec soi! C'était déjà bien lourd. La technique était telle que, sans être grossier, on pouvait ne donner de ses nouvelles que tous les 10 ou 15 jours. Quinze jours de solitude, c'est-à-dire de bonheur, à marcher en sifflotant dans la pampa.» Une époque bien révolue, rappelle l'auteur avec nostalgie. «Comme on lui a inculqué que la solitude est une maladie, l'homme s'est transformé en tortue à antennes qui transporte son bureau sur son dos, et les instruments de ce qui le lie.»

Comme le dit Dantzig, une liste est intéressante dans la mesure où elle est incomplète. Les listes sont forcément pleines de trous. «Mieux, elles sont faites de trous. Chacun les comble. Le lecteur de listes est le plus écrivain de tous les lecteurs.»

Le plus souvent, notre propre liste est hors la liste. L'intérêt des listes est là. En les lisant, on les réécrit.