Je me suis plongée dans la lecture de Columbine à reculons. De la même façon que je n'avais pas envie d'aller voir le film Polytechnique (que j'ai finalement vu et apprécié en tremblant), je n'avais pas particulièrement envie de me plonger dans ce récit funeste du journaliste Dave Cullen qui a passé presque 10 ans à enquêter sur la tragédie de Columbine.

Y a-t-il vraiment quelque chose à tirer de ces histoires de folie meurtrière? À quoi bon vouloir coller un sens à l'insensé?

 

En exergue de Columbine (Twelve, 2009), cette phrase d'Hemingway a fini par convaincre la sceptique en moi que l'exercice en valait la peine. «The world breaks everyone and after-ward many are strong at the broken places.» Traduction libre et moins poétique: le monde brise les individus et après, ils sont souvent plus forts à l'endroit de la fracture.

Ce que nous apprend Dave Cullen en revisitant ces zones de fracture - il a mené des centaines d'entrevues et épluché 25 000 pages de preuves policières -, c'est que l'on avait tout faux à propos des tueurs de Columbine, qui ont abattu 13 personnes dans leur école secondaire avant de s'enlever la vie. Au lendemain de la tragédie, on les a dépeints comme des ados «gothiques», membres d'une mystérieuse Trench Coat Mafia, homosexuels victimes d'intimidation, adeptes du nazisme, hypnotisés par la musique nihiliste de Marilyn Manson. On a inventé vite, vite du sens, parce qu'il était intolérable de faire autrement.

Le mythe est resté. Ce qui n'empêche pas la vérité d'être ailleurs. Ce que nous raconte Dave Cullen et qui est le plus troublant dans cette histoire, c'est que les tueurs Eric Harris et Dylan Klebold n'étaient pas ces personnages caricaturaux assoiffés de vengeance que l'on aurait sans doute aimé qu'ils soient. Ils n'étaient pas victimes de la raillerie de leurs pairs ou adeptes d'une sous-culture mystérieuse. Ils étaient d'abord et avant tout des adolescents dits «ordinaires», appréciés de leur entourage, ce qui, loin d'atténuer l'horreur de la tragédie, ne fait que l'accentuer.

Comment ces ados ont-ils pu se transformer en meurtriers? Comment «l'ordinaire» a-t-il pu masquer une telle bombe à retardement? Il n'y a évidemment pas de réponse simple à cette question. Mais Dave Cullen suit quelques pistes qui nous éclairent tout autant qu'elles nous troublent, sans la prétention d'éradiquer les zones d'ombres. Il s'intéresse à ce qui a pu se passer dans la tête des tueurs, dont il a entre autres épluché les journaux intimes.

Eric Harris est décrit par Cullen comme un jeune homme brillant et sociable. Le genre d'élève qui a toujours la main levée en classe, qui a toujours la bonne réponse. S'il était fasciné par la violence meurtrière et les armes, il n'en laissait rien paraître devant ses professeurs. Dans son cours de création littéraire, il pouvait écrire des poèmes pour dire non à la haine et oui à l'amour universel. Il flirtait, jouait au soccer et au bowling. Mais sa face cachée était celle d'un jeune homme manipulateur, calculateur, incapable d'empathie, qui réussissait froidement à leurrer tout le monde.

Des analyses psychiatriques approfondies ont fini par indiquer qu'Eric Harris était sans doute un réel psychopathe. Un diagnostic à rebours qui ne résout pas le crime, comme l'explique Dave Cullen, mais qui permet d'en établir les fondements. En commettant son crime, Harris voulait démontrer sa supériorité et en jouir.

Dylan Klebold était bien différent de Harris. Il est décrit comme un jeune homme brillant, lui aussi, mais bien plus timide. Il était le cadet d'une famille unie. Il aimait le baseball. Il était très bon en mathématiques. Il avait des projets d'études universitaires. Il avait une copine. Ils étaient allés ensemble au bal de fin d'études. Ils avaient pris des photos. Elle portait une robe de satin bleu. Il portait un smoking.

Ce que l'on a compris trop tard, c'est que sous cette façade d'adolescent ordinaire, Dylan Klebold était dépressif. Il était mal dans sa peau, il avait une piètre estime de lui-même. Il avait des idées suicidaires. Il noyait son mal de vivre dans la vodka. Ce n'était pas un gars d'action. Mais il s'est accroché à Harris qui, lui, en était un et qui a détourné son mal intérieur. D'où la question: aurait-on pu prévenir la tragédie si on avait détecté la dépression de Klebold?

L'Amérique a heureusement appris des leçons de Columbine, souligne Cullen. Elle a renforcé quelques-unes de ses zones de fracture révélées tragiquement le 20 avril 1999.

On a entre autres restreint l'accès aux armes à feu dans le Colorado. On a compris que, contrairement à la croyance populaire, les tueries dans les écoles ne se produisent pas à la suite d'un simple accès de folie. Dans plus de 90% des cas, le geste a été planifié à l'avance et, dans plus de 80% des cas, les tueurs ont révélé leurs intentions de façon explicite, indique une étude conjointe des Services secrets et du ministère américain de l'Éducation scrutant à la loupe 37 tueries qui se sont produites entre 1974 et 2000.

Depuis Columbine, on prend donc les indices plus au sérieux. Les policiers ont aussi de meilleures stratégies pour intervenir. Il reste que 10 ans après la tragédie, des zones de fracture restent entières, comme le souligne Dave Cullen dans l'entrevue accordée à ma collègue Judith Lachapelle. «Nous n'avons pas fait de réels efforts pour soigner les jeunes psychologiquement malades», rappelle-t-il. Un constat troublant qui devrait nous porter à faire le même examen de conscience de ce côté-ci de la frontière.

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