J'ai d'abord eu un doute empreint de malaise en voyant la terrifiante bande-annonce de Polytechnique. Comme si on plantait un couteau bien aiguisé dans une plaie encore béante.

Pourquoi ce film? Pourquoi si vite? Cela fait presque 20 ans. Mais dans la mémoire collective, le 6 décembre 1989, c'était hier. Hier, j'avais 15 ans et j'écoutais les nouvelles, les yeux gonflés d'horreur. Hier, un homme qui disait détester les féministes entrait dans une classe de l'École polytechnique et y abattait 14 jeunes femmes avant de s'enlever la vie. Hier, j'étais déjà un peu moins naïve.

 

Le film du réalisateur Denis Villeneuve ne pouvait être autre chose qu'une oeuvre âpre et cruelle, que l'on aborde en tremblant et dont on ressort bouleversé. Il reste que c'est une oeuvre nécessaire. Parce que la tragédie nous hante. Et que si on se contente de l'enfouir, elle ne nous hantera que davantage.

Cette histoire qu'on préférerait oublier n'est pas qu'un simple fait divers. C'est une histoire de folie misogyne dont on ne peut sortir indemne. Une histoire qui hurle encore des questions auxquelles nous n'avons que peu de réponses. Ceux qui cherchent une clé à ce drame d'une tristesse infinie seront déçus. Le film ne tente pas de nous faire comprendre l'incompréhensible. Il ne force pas la recherche de sens là où il n'y en a pas. Il ne s'attarde pas à la psychologie du tueur. Il ne s'attarde pas à son enfance meurtrie, à la violence de son père, à l'impuissance de sa mère. Il ne résout pas l'énigme de sa folie meurtrière ni celle de sa haine infinie des femmes. Le tueur reste un personnage opaque. Et nous devenons tous ses victimes.

Pourquoi ce film, alors? Je l'ai vu comme une messe funèbre moderne, sans autel et sans prêtre. Un rituel collectif pour une société en deuil. Un hommage aux victimes, douloureux et magnifique. Un témoignage de solidarité entre hommes et femmes aussi.

Le film nous laisse voir la tragédie à travers les yeux des victimes, ceux d'une fille et ceux d'un gars. Il nous fait partager leur douleur. Il nous fait pleurer et réfléchir. Il est un frein à l'oubli et à la banalisation. Un frein à la récupération aussi.

Si Polytechnique rend bien sûr hommage aux 14 femmes tombées sous les balles de Marc Lépine, il prend soin de nous rappeler aussi que le tueur a atteint par ricochet d'autres victimes et que les gars, que l'on croyait épargnés, ne l'ont pas été. Comme cet étudiant, Sarto Blais, dont le nom figure sur la liste des victimes auxquelles on rend hommage. Ce jeune homme est tombé, à sa manière, sous les balles de Lépine. Il s'est suicidé l'été suivant, incapable de vivre avec tout ce sang dans sa mémoire. Meurtris, ses parents se sont enlevé la vie un an plus tard.

En devenant témoin de la détresse du personnage inspiré notamment par cet étudiant, on est secoué par son insoutenable sentiment de culpabilité - alors qu'il n'était en fait coupable de rien. Et on se rappelle à quel point étaient cruelles et injustes les accusations de lâcheté lancées aux survivants de Polytechnique au lendemain du drame. Comment ces gars auraient-ils pu saisir en un instant l'horreur qui guettait leurs compagnes de classe? Comment auraient-ils pu comprendre alors ce que l'on a toujours peine à comprendre 20 ans plus tard? De quel droit a-t-on fait leur procès?

Si le film montre clairement que la tuerie du 6 décembre est un crime misogyne, jamais il ne sombre dans une stérile guerre des sexes qui transforme tous les hommes en agresseurs potentiels et toutes les femmes en victimes. C'est là, à mon sens, une des plus grandes forces de l'oeuvre. De la façon la plus humaine qui soit, on y montre que les gars qui ont croisé le tueur ne sont pas ses complices par défaut, mais bien ses victimes, eux aussi.

Pourquoi ce film? Parce qu'il nous donne à espérer que l'on puisse, 20 ans plus tard, exorciser le drame. L'habiter pour qu'il cesse de nous hanter.

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