Chez Fatima et Pedro, il devait faire au moins 33 degrés. Les yeux fermés, on aurait pu s'imaginer sous les tropiques avec nos bottes d'hiver. J'étais plutôt au deuxième étage d'un édifice décrépit de Montréal-Nord où des Mexicains en exil avaient mis le chauffage à fond, comme pour recréer un semblant de chez-soi.

J'étais là avec Nancy Espino, 29 ans, qui venait rendre visite à celle qu'elle appelle «sa maman». En fait, depuis qu'elle travaille pour la Fondation de la visite, organisme qui offre du soutien à domicile aux familles de nouveau-nés de quartiers pauvres de Montréal, Nancy a plusieurs mamans à qui elle rend visite toutes les semaines et une ribambelle d'enfants à serrer dans ses bras. «Les enfants de mes mamans, je les considère comme mes enfants», dit-elle, en collant contre elle Mariana, le bébé de 10 mois de Fatima.

 

Fatima et Pedro sont des réfugiés. Ils viennent de la péninsule mexicaine du Yucatan. Une région réputée pour ses plages mais de plus en plus réputée aussi malheureusement pour sa guerre de trafiquants de drogue qui fait d'innocentes victimes. Exécutions, attentats, décapitations... Non, la misère n'est pas toujours plus douce sous le soleil. La vie de Pedro, qui travaillait pour une pharmacie convoitée par des narcotrafiquants, était menacée. La famille a dû fuir.

C'est ainsi que Fatima et Pedro ont été transplantés dans un pays inconnu, dont ils ne parlent pas encore la langue, avec deux jeunes enfants à nourrir, une vie à reconstruire, des papiers d'immigration à remplir, des documents à traduire, un avocat à payer, des bottes à acheter et un travail à dénicher. Et la petite Mariana, qui a des problèmes de santé... Moi aussi, à leur place, j'aurais mis le chauffage à fond.

Heureusement, il y a Nancy qui les réchauffe du mieux qu'elle le peut, avec tout son coeur et sa débrouillardise. Elle-même arrivée du Mexique il y a cinq ans, avec son mari et sa fille, elle sait que le froid qui fait le plus mal n'est pas forcément celui que l'on croit. «C'est les mêmes soucis pour tout le monde. Tu arrives, tu ne connais personne. J'essaie de les faire sortir de leur appartement. Parce que si on reste enfermé l'hiver, on risque la dépression. Moi-même, je suis passée par là. Je ne veux pas que ça leur arrive.»

Pour Nancy, le travail de mère-visiteuse en est un valorisant, d'autant plus que c'est le premier qu'elle a réussi à décrocher ici. Pour Fatima et sa famille, c'est une aide inespérée, la chance de pouvoir compter sur quelqu'un dans ce pays où elle ne connaît personne. Et pour l'État, le travail de prévention que fait la Fondation de la visite constitue une remarquable aubaine.

Depuis 20 ans, que ce soit à Montréal-Nord ou à Hochelaga-Maisonneuve, des mères-visiteuses ont permis à des milliers d'enfants d'avoir un meilleur départ dans la vie. Au début, 20% des familles visitées étaient immigrantes. Aujourd'hui, c'est 80%. L'idée consiste à faire appel à des mamans ordinaires plutôt qu'à des professionnelles pour venir en aide à d'autres mamans en difficulté. Parce que c'est moins cher, oui, sans doute, mais aussi parce que c'est moins menaçant et donc plus efficace. Le projet s'appuie sur les conclusions d'une étude de la Santé publique qui montre que la présence d'une mère-visiteuse dans les familles très à risque évite le placement des enfants dans 80% des cas et permet de prévenir les cas d'abus et de négligence.

En comptant sur plusieurs mères et quelques pères dévoués qui acceptent de travailler à moindre salaire (comme c'est toujours le cas dans le milieu communautaire), on obtient de petits miracles sur le terrain. Et on s'épargne bien des dépenses à plus long terme. Car un placement d'enfant dans un centre de réadaptation peut coûter entre 70 000$ et 100 000$ par année. «Moi, avec 100 000$, j'embauche quatre mères-visiteuses!» lance Denise Landry, fondatrice de l'organisme.

Cela dit, les petits miracles à moindre coût ont leurs limites. Les conditions de travail des employés frisent parfois l'indécence. Avec 1 million par année (dont la moitié vient du financement public), il faut payer 35 employés, le loyer, le chauffage, etc. «Pour avoir des conditions décentes, on estime avoir besoin de 500 000$ de plus, dit Denise Landry. On a trois mères-visiteuses qui ont un cancer. Après 15 semaines de chômage, elles sont sur l'aide sociale. On aimerait les aider davantage, mais on ne peut pas.»

La crise financière n'augure rien de bon. «On commence à avoir des rebonds. On constate déjà une baisse des dons privés. On a commencé à recevoir des lettres de gens qui ne renouvellent pas leur appui.»

Isabelle Rivard, qui coordonne l'équipe d'intervention de Montréal-Nord, est parfois découragée d'avoir à faire autant avec si peu. Sa liste d'attente s'allonge. Les services de dépannage sont débordés. On lui réfère de plus en plus de réfugiés qui débarquent sans bottes ni manteaux. «On est au front. On récupère les gens échappés du système, qui n'ont pas le logement qu'il leur faut, pas la garderie qu'il leur faut, pas les services dont ils ont besoin.» Et après tout ça, il faut encore se battre pour des «grenailles», comme elle dit.

Manque de reconnaissance de l'État? «La reconnaissance, on l'a. Mais le financement n'est pas à la hauteur de cette reconnaissance, insiste Mme Landry. On a le même budget depuis 15 ans, alors que les besoins sont de plus en plus grands! On suit un plus grand nombre de familles en grande difficulté.»

La famille, une des priorités de nos principaux chefs de parti. Vraiment? Mme Landry est pour le moins sceptique. Ce ne sont pas des promesses de nouvelles places en garderie qui la feront changer d'avis. «Je regrette, mais la garderie, ce n'est pas la solution ultime. C'est une des solutions. Bientôt, on va encourager les gens à mettre l'enfant à la garderie dès la première semaine!»

À moins de 10 jours du scrutin, elle n'a entendu aucun des trois chefs parler de prévention ou de la qualité de vie des familles en difficulté. D'où cette question, qui reste sans réponse: «Quand est-ce qu'on aura de bons parents au niveau gouvernemental?»