Je lis beaucoup les critiques de restaurants, celles de mon journal, d'autres aussi, je les découpe, je me promets d'y aller un jour... finalement, je n'y vais jamais. Si j'habitais Montréal, Québec ou Sherbrooke, je ne dis pas, mais j'habite une campagne pas très gastronomique - la campagne québécoise, même la plus touristique, ne l'est pas souvent. À distance raisonnable de chez moi, il y a un bon restaurant, un. Sutton, ça commence à faire loin, et même Sutton, depuis que le Duetto a fermé... Granby, c'est 65 kilomètres, et Saint-Jean, bof...

On va au resto?

Je n'aurais pas été plus surpris si elle m'avait dit on va à l'opéra ou aux Grands Ballets. C'était jeudi soir. Euh oui, mon amour, si tu veux. Lequel? Elle l'a nommé. Et celui-ci aussi, où nous n'étions jamais allés, est à 50 kilomètres.

Il était sept heures, le soleil ne faisait même pas mine de se coucher, une de ces glorieuses soirées de juin qui rendent irréels nos huit mois de banquise. Dans les champs, les balles de la première coupe de foin. En file indienne, des Mexicains (embauchés pour travailler dans les vignes) revenaient du village à vélo, des sacs d'épicerie au guidon. J'étais formidablement de bonne humeur - cela m'arrive plus souvent que vous pensez - et non, cette chronique ne finira pas en bougonnant, elle finira par une recette.

La table était bancale; les chaises, inconfortables, mais la vue, magnifique sur l'immensité du lac. Des poissons sautaient au loin. Quels poissons, tu penses?

Sûrement des bélugas, mon amour.

La serveuse nous apporta les menus. Pas de gnocchi, pas de parmentier d'agneau ni de tartare du jour, ni de polenta comme l'annonce le menu virtuel que l'on peut consulter sur le Net. Ai-je dit que j'étais de bonne humeur? Je le suis resté même si le menu papier ne m'inspirait en rien. De la saucisse maison, vraiment? Me semble que ce n'était pas une soirée à manger de la saucisse. De toute façon, je n'ai jamais mangé de saucisses auxquelles je n'ai pas aussitôt reproché de n'être pas aussi bonnes que celles de la Queue de cochon.

Le saumon grillé, alors?

Y en a plus.

Va pour escalopes cordon bleu. Sont servies avec quoi? Je m'attendais à des courgettes, bingo! Avec des courgettes m'a-t-elle dit. Et de la purée. Comme c'est amusant, des patates pilées avec des escalopes. Je n'y aurais pas pensé tout seul.

J'ai promis de ne pas bougonner, je n'ai rien dit ni persiflé. La purée était correcte, j'ai tout mangé. J'ai à peine touché aux escalopes cordon bleu, drôle de texture, drôle de couleur (grise), comme si on les avait fait bouillir pour un pot-au-feu. Je n'ai pas été baveux ni rien, j'ai juste demandé à la serveuse (qui a eu la gentillesse de rire) je lui ai juste demandé si c'était bien les escalopes. Vous êtes sûre, mademoiselle, que ce n'est pas le gâteau aux bananes offert en dessert du jour?

Le boucher qui a vendu cette viande pour des escalopes devrait comparaître devant la commission Charbonneau.

Les escalopes cordon bleu sont un monument oublié de la vieille cuisine française, monument qui, si vous voulez mon avis, ne mérite pas tant que ça d'être restauré, mais si on veut quand même s'essayer, rappelons-nous que pour faire des escalopes cordon bleu, au départ, ça prend des escalopes.

Pour deux, avec une soupe (juste une); pas de dessert; un café (juste un) et un litre de sangria pas inoubliable non plus: 115$.

On y retourne? Seulement si on aime les patates pilées.

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Le resto dont je parle est situé dans un village en pleine mutation. Chaque fois que je l'ai traversé, une longue traversée puisqu'il s'étire sur plus de trois kilomètres, chaque fois je n'ai pu m'empêcher de penser à ce que serait ce village-au-bord-d'un-lac en Italie ou en France. En France, ce serait Annecy. En Italie, ce serait Riva del Garda ou ce serait Ispra, Angera, Luino au bord de mon lac Majeur. Bref, ce serait une station balnéaire chic, des hôtels de grand luxe, des restos où on ne sert jamais d'escalopes cordon bleu, des villas hors de prix...

Chaque fois que je traversais ce village, surtout l'été alors qu'il est envahi par des hordes de motocyclistes et des millions de campeurs dont les roulottes s'entassent les unes sur les autres dans les campings cordés le long de la rue principale, chaque fois je me disais qu'un jour, des promoteurs allaient allumer.

C'est fait. Les inondations de 2011 ont servi de déclencheur. Des condos, une auberge qui propose de luxueux chalets... Dans dix ans, ce sera Riva del Garda sans les palmiers, Annecy sans les Alpes.

On me trouvera dur à suivre, me voilà déjà à regretter les roulottes et la foule bigarrée des campeurs... s'il est des endroits où j'aime moins aller encore que dans les villages pétaradant de motos, c'est bien dans ceux pétaradant de péteux: Riva del Garda, San Giminiano, Fiesole, les Baux-de-Provence, Sisteron, Saint-Jean-Pied-de-Port.

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Je vous avais dit une recette pour finir. Des escalopes, tiens, ça tombe bien. Notons qu'elles sont très chères et qu'on n'en trouve pas partout même si je prends tout bonnement les miennes au IGA du boulevard du Séminaire à Saint-Jean.

Les fariner légèrement, les passer à la poêle à feu vif, un peu de citron, c'est tout. Non, c'est pas tout. Dans la poêle à côté, j'ai fait revenir les premières chanterelles de l'année que je venais d'aller ramasser en me faisant bouffer par les moustiques. J'ai versé les chanterelles sur les escalopes. Voilà, des escalopes Foglia.