Juste deux livres. Le premier de Jacques Benoit, qui tient la chronique des vins dans mon journal. Vous connaissez Jacques Benoit? Vous pensez le connaître! Je vais vous raconter un truc incroyable et pourtant rigoureusement vrai, Jacques vous le confirmera. Au début des années 70, peut-être à la fin des années 60, je travaillais avec lui à La Patrie, un hebdo disparu depuis longtemps. C'était un deuxième étage assez glauque au-dessus d'une banque, avenue Christophe-Colomb. Un jour, il s'est tordu le pied dans les escaliers, il a ôté son soulier tellement ça lui faisait mal, et là, même à travers sa chaussette, on a bien vu qu'il n'était pas normal. Cout'donc, Jacques, t'as combien d'orteils?

Sept!

À l'autre pied aussi?

Oui, à l'autre pied aussi. Je viens d'une autre planète.

On est partis à rire. On savait tous d'où il venait. Il venait - et d'ailleurs ça paraissait un peu - de Saint-Bernard-de-Lacolle, près de la frontière. Ce que, d'une certaine façon, confirmaient aussi ses sept orteils. À l'époque, dans les campagnes reculées du Québec, il n'était pas rare que les habitants souffrissent de toutes sortes de difformités, comme des goitres et des orteils en plus ou en moins.

N'empêche que c'était le plus habile des camouflages: je viens d'une autre planète! Tu parles! D'une autre planète!

Il disait pourtant vrai.

Un demi-siècle plus tard ou presque, Benoit avoue dans un livre benoîtement titré Confessions d'un extraterrestre (Boréal) qu'il est un déserteur de la planète Xinak (à 75 années-lumière du système solaire). Il était chargé d'espionner les Terriens, une nuit, il en a eu assez, il a posé son vaisseau dans la campagne, tout près justement de Saint-Bernard-de-Lacolle (tout n'était pas faux) et là, il a «précampté», cloné si vous préférez, un adolescent qui chassait le merle, un ado qui s'appelait Jacques Benoit.

Tout cela est proprement stupéfiant, mais en même temps, c'est aussi un autoportrait d'une drôlerie qui n'empêche pas la justesse du trait. C'est bien le Jacques Benoit que je connais, avant tout un écrivain même si ses romans les plus connus, Jos Carbone et Les Princes, datent de plus de 40 ans.

Donc un écrivain, et, soit, un extraterrestre, mais qui s'efforce autant par modestie que par timidité de ne pas trop le montrer. Un extraterrestre pas trop extraverti qui est tout dans les trois dernières lignes de son livre: «Notre santé est bonne, nous ne prenons pas de médicaments 1 et, une fois l'an, nous faisons un voyage.»

***

Mon second livre, cadeau d'une amie, a pour titre Certaines n'avaient jamais vu la mer, traduit (impeccablement) de l'anglais chez 10/18. L'auteure: Julie Otsuka, une Américaine d'origine japonaise dont la grand-mère est probablement arrivée aux États-Unis au début du siècle, probablement vierge, c'est ainsi que commence le livre: «Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n'étions pas très grandes.»

Elles vont épouser des Japonais immigrés avant elles qui les attendent sur le quai à San Francisco.

C'est leur vie en Amérique que raconte Julie Otsuka; «nous avons accouché sous un chêne, nous avons accouché dans la pièce unique de notre cabane, nous avons accouché de bébés minuscules et translucides, ils sont morts au bout de trois jours, nous avons accouché de bébés parfaits sur une couverture de soie que nous avions apportée du Japon dans notre malle». Ce nous qui bat la mesure du livre, lancinant, incantatoire et singulier, singulière en fait, en cela qu'il distingue une Japonaise à la fois, la replonge aussitôt dans la cohorte comme si elle n'avait jamais été, pour en distinguer une autre.

Arrive Pearl Harbor. Quelque 110 000 Japonais-Américains seront déportés, internés dans des camps 2... «Les rumeurs ont commencé à nous parvenir dès le deuxième jour de la guerre, on parlait d'une liste... Misuyo est partie avec grâce sans en vouloir à personne, Chiyoko qui avait toujours insisté pour que nous l'appelions Charlotte a insisté pour qu'on l'appelle Chiyoko, et c'est la dernière fois que je change d'avis... Kimiko a laissé son porte-monnaie sur la table, Misayo a laissé une paire de sandales devant la porte pour donner l'impression qu'il y avait encore du monde à l'intérieur...»

Un petit livre qui vous fera pleurer sans vous empêcher de bronzer. Que demander de plus à une lecture d'été? Sans blague, un récit magnifique et un peu douloureux, juste ce qu'il faut.

AVEC UN TIMBRE - Ce n'est pas pour me vanter, mais je dois être le journaliste qui reçoit le plus de lettres, je n'ai pas dit de courriels, de lettres avec un timbre, comme au Moyen-Âge, la date en haut à droite, Montréal, virgule, 2 mai 2014, une petite écriture fine, des pleins et des déliés...

Monique Langlois me raconte le voyage qu'elle fit en train avec sa mère jusqu'à Winnipeg, en fait à Saint-Boniface, rue Deschambault, bien sûr...

Nous devons être quelques milliers, madame, à avoir fait le même pèlerinage, je reconnais le mien dans le vôtre, le pont Provencher à pied, puis on demande plusieurs fois son chemin jusqu'à «cette rue si brève»...

Gabrielle Roy eût-elle écrit aujourd'hui? Le don d'écrire, cette malchance qui t'éloignera des autres, lui avait dit sa mère.

EN VITESSE - Mes geais bleus sont partis, même le plus petit; les Spurs ont gagné et c'était de toute beauté, le plus beau basket depuis des années; je suis passé au soccer, j'ai aimé l'Italie, plus encore les Allemands, le guts des Australiens et des Costaricains, pas trop les Brésiliens, et les Français ont le cocorico bien hâtif, il me semble, ils ont battu le Honduras, LE HONDURAS! On se calme. Mes geais bleus sont partis, l'ai-je dit? Mais on a trouvé un autre nid dans les framboisiers sauvages, un nid de coulicous à bec noir, oui madame, des coulicous, même Pierre Gingras n'en a jamais vu. Vous?

Même pas un petit joint comme avant, Jacques?

Au Canada, notre beau Canada pas encore multiculturel à l'époque, ce sont 22 000 Japonais qui ont été internés, obligés à des travaux forcés sans la moindre preuve de rien.