Marie-France Boulet tenait la boutique de lingerie Mari Loup, rue Frontenac.

Les Boulet sont onze enfants, trois garçons, huit filles, sept maintenant, il manque Marie. Et quand je dis il manque, il manque vraiment, on n'en a rien retrouvé, pas le moindre petit os.

Une famille de commerçants. Le père tenait le magasin de meubles repris par le plus jeune des fils, Guy. Lucie a une boutique de tissu, Claire une boulangerie. Les temps sont durs pour le commerce de détail à Lac-Mégantic, les gens vont magasiner à Sherbrooke, ça leur fait une sortie, il y a aussi que la lingerie, c'est un peu spécial, pas moins spécial à Sherbrooke, me direz-vous, mais c'est 100 kilomètres plus loin.

La boutique Mari Loup s'en sortait tant bien que mal en offrant un service particulièrement attentionné, et spécialisé, par exemple dans les prothèses mammaires pour les femmes ayant subi une mammectomie. Marie n'hésitait pas à recevoir celles-là le dimanche, en toute intimité, afin qu'elles prennent tout leur temps sans être dérangées par d'autres clientes.

Marie gardait ses clientes longtemps, même après qu'elles ne l'étaient plus, comme ces petites vieilles qu'elle allait visiter régulièrement à l'hôpital. Aussi comme la maman de sa meilleure amie, tous les mardis, puis elle envoyait un courriel à son amie: j'ai vu ta mère hier, elle va bien.

Tous les matins, elle allait voir son frère Daniel à la résidence où il relevait d'un AVC, c'était à deux pas de la boutique, dans la zone rouge. Marie était la cinquième, elle faisait le lien entre les plus jeunes et les autres. Toujours en train de téléphoner à l'une ou l'autre, on la moquait en l'appelant Marie-Téléphone.

Ce soir-là, quand Margot qui habite un peu plus haut a vu les boules de feu et tout le tralala, elle a tout de suite appelé Marie. C'était occupé. Ça l'a rassurée. Il ne pouvait pas y avoir de meilleure preuve que Marie était vivante: elle téléphonait.

Chez les Boulet, les filles sont pairées selon l'âge, les deux qui, petites, partageaient la même chambre, souvent le même lit, se disent soeurs «de batch», la soeur de batch de Marie, 62 ans, c'était Louise, 63 ans. Elles se téléphonaient tous les matins. Elles se sont téléphoné ce vendredi-là. Ce qu'elles se sont dit? Les nouvelles. Les potins. Louise a sans doute parlé des quatre petits veaux qu'elle élève, quelle importance, direz-vous?

L'importance que peut avoir la veille quand il n'y a plus de lendemain.

Marie habitait l'arrière de la boutique. Richard, son ex-chum, l'appartement du dessus. Vendredi comme tous les vendredis, sa soeur Margot est allée souper avec Marie, comme tous les vendredis une pizza commandée chez Lavallée et que Richard rapportait obligeamment en revenant de travailler. Margot faisait la salade.

Quelle importance? Je viens de vous le dire.

Aussi, c'est bête à dire, ce vendredi-là de la tragédie, la plupart des Boulet se sont retrouvés au salon funéraire La Coopérative du Granit pour un beau-frère de Louise justement, bref, c'est bête à dire, la dernière fois qu'ils ont vu Marie vivante, c'était au salon funéraire.

Quoi d'autre ce vendredi-là? Probablement que tante Yvette, 85 ans, est passée à la boutique dans la journée, elle y passait tous les jours.

Jeudi, à l'invitation des autorités, les 10 enfants Boulet plus une belle-soeur sont allés sur le site. Que des cendres.

C'est ce que je vous disais. Quand il n'y a pas de lendemain, il n'est pas indifférent de savoir si, la veille, tante Yvette est passée.

L'Écho de Frontenac est le premier journal à être arrivé sur les lieux du drame vu qu'il était déjà sur les lieux depuis 84 ans. Rémi Tremblay, un des deux journalistes de L'Écho, a écrit le meilleur papier que j'ai lu sur Lac-Mégantic depuis deux semaines - «La ville des âmes en peine» - un papier qui ne commençait pas comme tous les autres par des explosions et des boules de feu, mais par cette phrase terrible: «La semaine se terminait pourtant bien.» C'est pour ça que c'est le meilleur papier: parce qu'il commençait la veille.

«Jeudi, la mairesse Colette me recevait pour faire le bilan de son voyage en France... Vendredi, j'ai dîné avec Yannick le proprio du Musi-Café, au même moment Pierre, notre collaborateur photographe, se trouvait à la gare patrimoniale pour les débuts de l'exposition sur l'histoire du chemin de fer (sic)... La fin de semaine allait être agréable.»

La question à un million de dollars: Quand c'est arrivé, pendant que cela arrivait, que vous deviez évacuer votre famille comme des centaines d'autres, étiez-vous encore journaliste ou seulement un citoyen paniqué, atterré, fuck le journal?

J'ai déposé mes proches chez les amis où nous nous sommes réfugiés et je suis reparti aussitôt vers l'incendie faire quelques-unes des photos qui accompagnent mon article, cela répond à votre question?

Que pensez-vous de la couverture de l'événement par les médias nationaux?

Je n'ai rien lu, pas le temps. J'ai accordé quelques entrevues, au Toronto Star entre autres qui me l'a demandé tellement plus gentiment que les médias québécois, mais je n'ai rien lu. J'étais dominé par deux sentiments: atterré par l'ampleur de la catastrophe et en même temps fébrile à l'idée d'avoir à la couvrir, cela paraîtra trivial dans les circonstances, je me disais, faut sortir le journal, faut sortir le journal.

VÉLO - Les cyclistes refont le tour du lac. La 161 jusqu'à l'embranchement vers Piopolis, puis le chemin de la Ceinture qui les ramène à Baie-des-Sables, environ 65 kilomètres, quelques-uns m'ont invité à les accompagner: c'est gentil les amis! Sauf que vos longues lignes droites avec des côtes à 10% ne sont plus de mon âge. Les trucks de pitounes non plus qui déboulent la 161 comme des fous.

C'est pas comme ça chez vous?

Vous voulez rire! Au Vermont, plutôt qu'une seule route qui attaque bêtement la montagne de front, mes petits chemins paresseux prennent les vallons par le revers, ce qui en adoucit considérablement la pente. Aussi, sur mes chemins, on ne croise pas 10 autos dans la journée, encore moins des camions de pitounes.

Je n'ai pas ajouté pour ne pas les faire pleurer: on n'y croise pas non plus de train.