J'ai dormi à Woburn à 5 kilomètres de la frontière du Maine, mais à 30 de Lac-Mégantic où il est toujours impensable de trouver à se loger dans les motels ou les auberges de la ville. Ce que la mairesse disait l'autre jour, c'est venez nous voir pareil, je me permets de préciser après elle: ... allez-y si vous avez des réservations, sinon prévoyez coucher à Sherbrooke ou à Saint-Georges.

Ou à Woburn où j'étais. Mais vous n'aimerez pas ça. Je vous connais. Une chambre au sous-sol, pas de toilettes ni de salle de bains (sont au bout du couloir), ça vous va? Ah voyez, je savais. Pas cher par exemple, 49$ taxes incluses. Si vous changez d'idée, c'est le motel Arnold. Un joli nom, je trouve.

Je suis allé déjeuner Chez Marianne, pas loin du cinéma sur la 161. Un resto d'habitués. Ils étaient cinq ou six au comptoir, ils parlaient du conducteur du train. À Lac-Mégantic on n'est plus tellement dans le récit de la chose - il est vrai qu'on l'a beaucoup racontée - on est de plus en plus dans le pourquoi de la chose. Ceux-là donc parlaient du conducteur et tapaient fort dessus. C'est un drogué. Il a déraillé souvent.

Holà! Holà! les amis, drogué! Moi aussi je prenais de la drogue il y a 20 ans! Qui vous a dit qu'il était drogué?

C'était écrit dans le journal!

Ah ça! ... Pis pour les déraillements, vous êtes sûrs que c'est pas les rails qui sont fuckés plutôt que le conducteur qu'est pas correct?

Là-dessus est arrivé un résidant de la zone rouge, un habitué aussi, sa première visite au resto depuis le drame, c'est tout juste s'ils ne l'ont pas applaudi. Content de te revoir Hervé, tu peux pas savoir. Marianne est venue lui faire la bise. Me l'ont présenté, Hervé Lemieux, de la zone rouge, sacre préféré: taboire. Taboire, même avec le feu sur les talons, je suis retourné chercher mes appareils auditifs, taboire j'en ai pour 5000 piasses, j'étais pas pour les laisser là.

De sa maison il ne reste rien.

Rien?

Arien, arien, arien. Quarante-six ans que j'habitais là. T'en ramasses des cochonneries en 46 ans. Arien! Pis juste en face chez moi y'a la maison du docteur, est deboutte! Allez donc y comprendre quelque chose.

Comme Marianne me resservait du café, sont revenus sur le train, cette fois pour dire qu'il fallait qu'il se remette en marche au plus sacrant.

Pas celui-là, bien sûr. Ni ceux qui transportent des produits dangereux. Mais les trains de toutes les autres marchandises. On l'entend beaucoup ces jours-ci en ville: les trains doivent recommencer à rouler à Mégantic, ça presse. Sont au coeur de l'activité économique. Le train pour le bois, pour les panneaux mélaminés de l'usine Tafisa, le plus gros employeur de la ville, pour le granit de la Summum...

Le train qui les a tués les fait vivre aussi.

LE PARC DE LA CROIX - La montagne de la Croix domine Lac-Mégantic comme le mont Royal domine Montréal. On accède au promontoire par la rue Lafontaine, d'où on prend un chemin encore plus abrupt bordé de grands pins. On débouche dans les champs où on venait de faire les foins. Dans le fond de la vallée, le lac lui-même, la ville qui en épouse le contour, et un peu à l'est, presque aussi grande que le centre-ville, l'usine Tafisa et ses cheminées.

On vient ici, à la montagne de la Croix pour donner un peu de hauteur à notre douleur, me dit Cécile qui accompagne sa mère. On vient ici pour pleurer loin des caméras et des journalistes. Franchement, on est un peu tannées des journalistes...

J'avais mon carnet à la main. Elles m'ont quand même prêté leurs jumelles, je voulais voir le train. Je ne l'avais toujours pas vu. À cette distance, un entassement de petits cylindres gris, comme un grouillement d'asticots sur la carcasse d'une bête morte.

Êtes-vous allé à l'église, monsieur? Elle me montre Sainte-Agnès juste dans l'alignement de la croix du promontoire.

J'y allais à l'instant, mesdames...

Allez y lire ce qui est écrit sur les milliers de coeurs de papier épinglés sur des panneaux... Je vous mets au défi de le faire sans pleurer...

L'ÉGLISE SAINTE-AGNÈS - Les photos des disparus sont disposées dans la volée de marches qui mènent à l'autel. Les panneaux qui portent les coeurs de papier sont un peu partout, les messages sont d'une émouvante simplicité, il se trouve que le premier que j'ai lu était en espagnol, dios es grande...

Bon voyage mon frère.

Adieu David tu laisses un grand trou dans nos vies.

Bon voyage Michel.

Pourquoi mon Dieu, pourquoi?

Courage Méganticois, à la fin vous serez plus forts.

Chère tante Fanchon je pense tout le temps à toi, même si tu n'es plus là. (Roxanne)

Que le seigneur vous donne la force.

Geneviève je t'aime.

Les plus émouvants bien sûr sont ceux des enfants. Lucie (Vadnais) tenait une garderie familiale où allaient Gabriel et Ariane, Lucie est une des 50 victimes. Je ne te t'oublierai jamais, signé Ariane. Merci Lucie, signé Gabriel.

Luka, cinq ans et demi, n'allait pas à la garderie de Lucie, mais c'était sa tante pareil. Luka est assis à la petite table disposée exprès pour que les gens écrivent leur message sur les coeurs de papier. Luka ne sait pas encore écrire alors il fait des croix dans le coeur...

Tes croix, c'est des becs pour Lucie?

Non, c'est des becs pour Salem, mon chat.

Il est mort aussi dans l'incendie?

Non, il est mort à cause de la fumée. Quand on s'est sauvés, on l'a laissé là. Quand on est revenus, il était mort.

Tu vas en avoir un autre?

J'en ai déjà un nouveau. Jump, parce qu'il saute partout.

Isidore Blais, 80 ans hier ou demain, je ne sais plus - sauvé par un jeune pompier la fameuse nuit alors qu'il se cachait sous son lit dans son appart de la rue Frontenac. Isidore a recommencé à parcourir la ville sur son vélo. Je l'ai croisé rue Laval, j'ai baissé ma vitre pour lui crier:

Isidore! Je vous embrasse!

Pas moi! il m'a répondu. Vous savez la jeune fille qui était avec nous quand nous nous sommes rencontrés l'autre jour? Cette jolie bénévole? Elle! Elle oui, je l'embrasse!

L'horreur desserre lentement ses griffes. Le quotidien - ces petits riens qui nous occupent entre les repas - reprend ses droits. Lac-Mégantic recommence tout doucement à respirer. Pas encore à rire, mais bientôt.