Je le vois souvent passer, le train de Lac-Mégantic. À Farnham. Il traverse la rue Principale à 10 kilomètres à l'heure. Je sacre après: envoye! Je suis à bicyclette. Je viens d'aller louer un film. Je ne suis pas si pressé, mais il me reste quand même 40 kilomètres pour rentrer chez nous par le vignoble des Pervenches, si vous connaissez. Envoye, gros cul.

Je me place entre la barrière et le ballast pour pouvoir me précipiter avant les autos aussitôt le dernier wagon passé. Il n'y a pas d'attente plus bovine que celle-là. Tu ne penses à rien. Tu ne te demandes même pas où il va ni d'où il vient, encore moins ce qu'il y a dans les wagons-citernes.

Je le sais maintenant. Il vient du Dakota-du-Nord. Il va à Lac-Mégantic et dans les citernes, il y a du pétrole brut. De schiste.

Pour quelque temps du moins, six mois, un an, on ne regardera plus passer les trains comme avant. On va se poser des questions sur plein d'affaires en même temps. Sur l'utilité du pétrole. La dérèglementation. La privatisation des chemins de fer. Sur l'entretien des rails. Sur la vétusté du parc ferroviaire. Sur la nécessité de mettre en circulation des wagons-citernes à doubles parois. Des gens vont dire n'importe quoi, comme cette auditrice qui a appelé à l'émission du midi à Radio-Canada pour dire qu'en Suède, les autos ne roulaient plus au pétrole. Mais si, madame. Mais non, ce n'est pas fini le pétrole. Même Amir Khadir a fait le plein l'autre jour, je l'ai vu.

Pour quelque temps, on ne regardera plus passer les trains comme avant et puis, dans six mois, dans un an, on oubliera tout ça.

Dans un an, j'attendrai encore que le train pour Lac-Mégantic franchisse le passage à niveau de la rue Principale à Farnham. Je compterai les wagons pour me désennuyer, 70, 71, 72, ah tiens, 73, ça me rappelle quelque chose.

Je ne me poserai pas la seule question qui importe et vous non plus. La question? Étant donné que par définition les accidents arrivent, étant donné que l'erreur est humaine, est-ce bien raisonnable de laisser circuler dans le coeur des villes des trains qui transportent du pétrole brut?

J'insiste, indépendamment de ce qu'on pense du pétrole et de monsieur Ed Burkhardt, est-ce bien raisonnable?

Que les wagons-citernes aient une double paroi ou non, 73 wagons de pétrole qui frôlent une école, est-ce bien raisonnable?

Il semble donc qu'en fermant le moteur de la locomotive (pour éteindre l'incendie mineur qui le menaçait), on aurait désactivé le système de freinage et que le train serait parti tout seul vers Lac-Mégantic.

Que ce soit ça ou autre chose, on va finir par arriver à l'employé, le pompier, le chef d'équipe, le conducteur, l'opérateur, à l'humain qui a commis l'erreur humaine.

Pauvre homme.

Sont assis sur les bancs devant la polyvalente. Ils fument une cigarette en se passant le Journal de Québec. La grande majorité des 2000 évacués avaient trouvé à se loger chez des parents, des amis. Ceux-là n'ont ni parents, ni amis, ni conjoint, des fois un chat, un chien.

Ils ont tout perdu. Ils n'avaient rien, c'est vrai, ils l'ont perdu quand même. J'habite dans cette maison, un deux et demi, au deuxième, me dit Corinne en mettant son doigt sur la photo du Journal. Elle est encore debout, mais il paraît que tout a fondu.

Vous êtes seule?

Ah non, j'ai Lulu, hein, mon amour? Elle serre un petit chien blanc à bouclettes dans ses bras en répétant hein, mon amour?

Je peux vous poser une drôle de question, madame Corinne? En ce moment, on demande aux parents des disparus de se présenter pour un prélèvement d'ADN à des fins d'identification; vous, si vous étiez dans les disparus, qui se serait présenté?

Personne. Pas d'enfants, pas de mari, j'avais une soeur et elle est morte.

Des amis?

Ça marche pas pour l'ADN, les amis! Elle rit. De toute façon, je n'en ai pas non plus.

Sont assis sur le banc de la polyvalente, fument une cigarette, ne sont pas disparus, mais n'ont personne vraiment pour s'en réjouir.

Ce n'est pas une consolation, mais un peu quand même, ce drame a été géré jusqu'ici par les autorités avec une impressionnante efficacité. Pas un couac, pas un accroc. Les policiers, les représentants des différents ministères, les pompiers bien sûr, qui sont pour l'instant les grands héros de l'opération, l'ensemble des intervenants du petit gouvernement de crise qui s'est formé spontanément autour de la mairesse, elle-même irréprochable, tous ont montré une sensibilité et une rare intelligence de la situation.

Même les politiciens - à l'exception des fédéraux, tout à la défense de leur gouvernement et des sables bitumineux - même les politiciens se sont montrés sous leur plus beau jour, à commencer par madame Marois et ses ministres de la santé et de l'écologie surtout, j'ai déjà parlé d'Amir et du député libéral de la circonscription, Ghislain Bolduc, j'ajoute François Bonnardel de la CAQ qui, lundi, aiguillait les journalistes, sans mauvais jeu de mots, vers d'autres dérives ferroviaires.

Un mot du décor, même si n'est pas le moment de faire du tourisme. Qu'on passe par en bas, Scotstown et Milan, ou par en haut, Gould et Stornoway, pour se rendre à Lac-Mégantic, on ne peut pas ne pas relever que ce grand malheur surgit dans un des plus beaux décors du Québec.

Les rudes petites montagnes qui culminent à l'observatoire du Mont-Mégantic contrastent avec l'accueil tout en douceur des gens. On ne s'attendait pas forcément à voir surgir de ces rudes petites montagnes un Québec aussi rafraîchissant.

Je vous parlerai une autre fois du surprenant restaurant écossais de Gould, et parlant de restaurant, une correction: dans ma dernière chronique, j'ai parlé du cuisinier du Haricot de la rue Frontenac, presque vis-à-vis du Musi-Café, je trouvais que c'était un beau nom pour un resto, mais ça s'écrit Ariko.

J'ai dit pas un seul couac. Si, quand même. Un. C'était à RDI samedi ou dimanche, ça roulait à fond sur Mégantic, reportages, entrevues, experts et, de temps en temps, un bloc de pubs, une de celles-là a été pour annoncer l'émission de Josélito Machin... On prend toujours un train pour la vie. Franchement.