Dimanche matin, Lac-Mégantic retenait ses larmes, la petite ville faisait semblant que c'était un dimanche matin comme les autres. La piste cyclable de la Baie-des-Sables grouillait d'enfants et de mamans.

Dans les quartiers évacués, escortés par des policiers, les gens allaient chercher des médicaments, nourrir le chat, ramasser du linge. Comme ce jeune couple, rue Dollard. Sur la galerie, le mari s'impatientait: Envoye, Sylvie, laisse faire les souliers, t'en auras pas besoin. Les policiers souriaient.

Rue Baie-des-Sables encore, le Dr Daniel Brochu sort de chez des amis. Responsable du service des soins de longue durée, il se hâte vers l'hôpital où les résidants de quelques CHSLD ont été évacués. Tout est sous contrôle. Pas seulement à l'hôpital. Partout.

Serait un dimanche comme les autres à Lac-Mégantic, si Lac-Mégantic existait encore.

J'ai rencontré Frederick au cimetière. À Lac-Mégantic, il y a un cimetière en pleine ville, rue Laval, pas loin du McDo, du même côté. Frederick sortait de chez lui, une petite maison qu'il vient tout juste d'acheter, c'est la première chose qu'il m'a dite: comment je vais faire pour payer les traites maintenant que je n'ai plus de job?

Frederick Gay était cuisinier au resto-bar Le Haricot, rue Frontenac, pas loin du Musi-Café, dans le quartier où tout a flambé. Vendredi, les cuisines du Haricot ont fermé à 10h, et comme il n'y avait pas foule au bar, la serveuse a décidé que le last-call serait à minuit. Quelques clients lui doivent la vie.

Frederick était chez lui quand ça a sauté. «J'ai couru avec mon chien le plus loin que j'ai pu - je ne savais pas que la serveuse avait décidé de fermer à minuit. Quand je suis arrivé, le parc des Vétérans était en feu, il y avait des flammes de 10 pieds au-dessus de la bâtisse en face du Musi-Café, je ne pense pas que personne est sorti vivant de là.»

Je lui fais remarquer qu'on ne sait rien encore pour les morts.

Mais si, on sait. Des disparus? Jamais personne ne disparaît à Lac-Mégantic. Si t'es pas ailleurs - tout le monde le saurait si t'étais ailleurs - et si t'es pas là non plus, ben c'est que t'es mort. Le samedi matin, mon frère va travailler à l'extérieur, c'est un ami qui le conduit, quand samedi matin cet ami ne s'est pas présenté, n'a pas téléphoné, mon frère n'a pas dit: il est disparu. Il a dit: il est mort.

Frederick allait manger chez sa mère. Et ça va parler juste de ça. Les rumeurs. Les noms. La nièce, le cousin, l'oncle, les amis, le voisin. Tissé serré, ça tient plus chaud, mais qu'une maille saute et ça fait un gros trou.

Alors, pensez, 40 mailles qui sautent d'un coup. Un grand froid tout à coup.

Dimanche matin, Lac-Mégantic retenait encore le cri qu'elle va bien finir par pousser, aujourd'hui, demain, quand les disparus seront devenus des morts.

Sans corps.

***

Nantes, où tout a commencé, est un petit village à 12 km de Lac-Mégantic sur la route 161 qui longe la voie ferrée tout le long. On ne sait pas trop ce qui s'est passé à Nantes dans la nuit de vendredi. Un incendie dans la locomotive, comme le confirme le maire de Nantes. Incendie facilement maîtrisé, nous dit-on. Et sans incidence sur la suite des événements. Un incendie dans une locomotive qui tire 73 wagons pleins de pétrole brut? Pas de problème? Vraiment?

Et un petit problème de frein avec ça?

À Nantes, on change d'équipage parce qu'on change de compagnie d'exploitation, à Nantes, on embarque sur le réseau de la compagnie Montreal, Maine & Atlantic. Que s'est-il passé lors de ce changement d'équipage pour que le train se retrouve sans pilote?

L'enquête finira peut-être par le dire. En attendant, à suivre cette pente douce de 12 km entre Nantes et Lac-Mégantic, on comprend très bien comment ce lourd convoi de 73 wagons entraînés dans la pente par sa propre inertie a pu atteindre cette vitesse folle que des témoins ont décrite.

À Nantes, on ne se doutait de rien. On a appris la catastrophe à la télé le lendemain matin. Au dépanneur, on m'a dit: pas de commentaires... pour ne pas nuire à l'enquête. Je suis resté poli, mais ça m'a tout pris.

À Nantes, dimanche matin, sur la voie ferrée, juste à la sortie du village, huit wagons pleins de pétrole brut attendaient (attendent toujours, sans doute) d'être évacués. Des techniciens d'une firme spécialisée dans le transport des matières dangereuses vérifiaient je ne sais quoi.

Tout est correct?, leur ai-je crié.

Pas de problème, m'ont-ils répondu, le pouce en l'air.

***

Trois politiciens, dimanche vers midi, à l'entrée de la polyvalente Montignac, transformée en refuge par la Croix-Rouge.

À mon ami Amir Khadir, j'ai dit: tu vois, au moins, les pipelines, ça n'explose pas dans les centres-villes. C'est bien, les pipelines. J'ai cru qu'il allait me battre. C'est pas le train ou le pipeline le problème, m'a-t-il confondu, c'est le pétrole. C'est le refus de se tourner vers des énergies nouvelles, propres.

Curieusement, le député provincial de la circonscription, le libéral Ghislain Bolduc, n'était pas si loin d'Amir: l'ère du pétrole achève, c'est vrai.

Ah bon! Et par quoi d'autre va-t-on le remplacer?

Par l'hydrogène! Le député libéral est un fanatique de l'hydrogène. Il m'a expliqué et bien entendu je n'ai rien compris. Pour ce qui est du député fédéral, le ministre de l'Industrie Christian Paradis, il a balayé tout ça d'un revers de main: le problème n'est pas le pétrole, le problème ce sont les accidents de train. On verra, m'a-t-il dit, il faut attendre le rapport, mais vous savez les accidents de train ont beaucoup diminué, il faut faire en sorte qu'il y en ait encore moins.

Ça faisait 37 ans dimanche que je n'avais pas rencontré un ministre de l'Industrie. J'ai pris la décision de ne plus laisser passer autant de temps avant d'en rencontrer un autre. C'est très instructif, je trouve.

***

Dimanche matin, Lac-Mégantic retenait ses larmes, ses cris, sa douleur. Se retenait comme on se retient au bord d'un gouffre. Peut-être bien la peur que si on commence à pleurer, à crier, cela va se mettre à débouler, comme a déboulé ce train fou jusqu'au coeur de l'horreur...

Dimanche matin, Lac-Mégantic retenait ses larmes, mais pas complètement. À la porte de la polyvalente Montignac, soudain, des femmes en entouraient une autre qui pleurait, la prenaient dans leurs bras. Autour, on les épiait à la dérobée, on essayait de deviner: un enfant? Un mari? Une soeur?

Dimanche matin, Lac-Mégantic priait Dieu de lui laisser encore un jour ou deux.