Vous vous rappelez le courrier du genou? Je ne pourrais plus l'alimenter régulièrement, on m'écrit moins, on me lit moins, non non je ne pleurniche pas, c'est bien comme ça, n'allez surtout pas m'écrire par charité, ce serait bien le bout de la marde.

Qu'est-ce que je disais? Ah oui, que je n'aborde presque jamais les sujets qui font l'actualité, que je ne gratte plus les boutons qui font se gratter. Que je ne me scandalise plus de ce qui fait scandale. Que je m'indigne moins des insanités. Pourquoi? Vous me le demandez? L'âge sûrement.

J'ai toujours été plus ou moins indifférent aux grandes affaires du monde tout en m'efforçant de... tout en m'efforçant, point. Cela dit bien que je me forçais. Mais me voilà maintenant trop vieux pour faire semblant, c'est tout.

Tiens par exemple, la commission Machin. Je la fuis, je la zappe, je m'en tape, vous n'imaginez pas comme je m'en tape. Exceptionnellement ce matin, un lecteur, Michel Brunelle, a réussi à m'y intéresser en me signalant dans son courriel que la plupart des procureurs mettaient le mot «argent» au féminin. L'argent, ELLE allait où? Vous LA mettiez dans un coffre? À qui était-ELLE destinée...

Je n'y peux rien: les nuls m'indignent plus que les bandits.

J'aime les courriels étrangers, c'est exotique. Ce matin, j'en avais un de Göttingen en Basse-Saxe. Un monsieur Chauvette me parle, vous ne le croirez pas, d'échalotes. Il a lu dans la chronique de jeudi que je les mettais au frigo. Il ne faut pas, proteste-t-il! Elles n'auront plus de saveur. Laisse-les sur le comptoir. Bien sûr Barbara m'est venue en tête, Bien sûr ce n'est pas la Seine/Ce n'est pas le bois de Vincennes/Mais c'est bien joli tout de même à Göttingen, à Göttingen...

Depuis le temps que je me promets d'aller pédaler la Basse-Saxe, m'invitez-vous, M. Chauvette? Promis, je ne mettrai pas vos échalotes au frigo.

M. Alexandre Mc Cabe, lui, dans son courriel, loin de me parler d'échalotes, me cite Camus. On ne rit plus. Camus, dans L'homme révolté, parle de Nietzsche: «Nietzsche n'a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l'a trouvé mort dans l'âme de son temps.» Ce que veut me dire M. Mc Cabe en me citant Camus qui cite Nietzsche, c'est que les fonctionnaires de notre ministère de l'Éducation que je suis toujours à houspiller n'essaient pas, avec toutes leurs réformes à la con, de tuer les Lettres. Ils les ont trouvées mortes et essaient seulement d'envisager la suite des choses exactement comme Nietzsche quand il a trouvé Dieu aussi mort qu'un rat mort.

Tiens, une fille. Je m'appelle Marilyn, j'ai 23 ans... elle est en philo à l'Université de Montréal, elle travaille aussi comme libraire, me parle de littérature, et me pose une question: Avez-vous déjà lu H.-G. Gadamer?

Non madame. Première fois que j'en entends parler. Et comme je me refuse à googler - je m'en expliquerai une autre fois -, tout ce que je sais de ce Gadamer est ce que vous m'en dites et avec quelle éloquence: J'ai eu le bonheur ultime de m'y frotter en philo, dites-vous, coup de coeur violent, Gadamer raconte notamment comment les sciences humaines - arts, lettres, langues, philo, etc. - en sont venues à se sentir coupables d'exister à côté des sciences dites sérieuses, maths et physique.

J'en veux! J'ai déjà appelé ma libraire.

***

Enfant, j'avais pour voisine une petite fille qui s'appelait Françoise mais je me souviens mieux de sa maman, madame Romanens, la madame la plus gentille de notre rue, je n'en revenais pas d'une maman aussi gentille, je l'aurais échangée contre la mienne n'importe quand. Le père était Suisse. Le grand frère est sorti un temps avec ma soeur. Quand elle s'est mariée, Françoise a acheté la maison juste en face de chez mes parents, au 18. Nous étions au 13. Quand je venais en visite (du Canada), je voyais parfois un petit gamin dans la cour, le gamin de Françoise. Cela remonte à très loin. Je n'ai pas entendu parler des Romanens depuis au moins 250 ans.

Jusqu'à hier. Hier j'ai reçu un courriel du petit gamin dans la cour qui doit bien être dans la cinquantaine maintenant. Bonjour M. Foglia, je m'appelle Gilles B, j'habite Crancey en France, un petit village près de Romilly, je vous lis sur internet, en faisant quelques recherches je me suis aperçu que vous parliez parfois de Romilly où vous avez habité rue Paul-Bert et où vous avez été voisin de mes grands-parents et de ma mère Françoise.

Vous trouverez en pièces jointes trois photos que je peux aussi vous faire parvenir par la poste si vous le désirez.

Cordialement.

Les trois photos montrent la même scène, c'est dimanche à Romilly fin des années 50. Les Romanens ont invité à dîner les Grosmère, Germaine et Fernand, et les Foglia, Ambrosina et Carlo. Sur la nappe à carreaux, les vestiges d'un repas, des raisins dans un plat qui doivent venir de notre vigne et deux bouteilles de mousseux qu'on s'apprête à servir avec le dessert. Ma mère est assise au bout de la table, pour la photo mon père se tient debout à côté d'elle, il a passé un bras autour de son cou, presque en amoureux, je ne les ai jamais vus comme ça. Elle devait être un peu pompette. Non, je ne suis pas sur la photo, je dois être à l'armée. Ou peut-être déjà au Canada. Ma mère doit avoir 60 ans, mon père un peu plus.

Elle porte une robe-blouse boutonnée sur le devant et imprimée de petits coeurs. C'est effrayant ce qu'elle me ressemble.

J'ai remercié le monsieur de ses photos, je lui ai dit qu'elles avaient fait surgir le passé (et ses ombres), mais ce n'est pas exact, elles ne l'ont pas fait surgir, elles l'ont aboli. La distance qui sépare le passé du présent est abolie quand sur une photo en noir et blanc tes parents, formidablement vieux, sont dix ans plus jeunes que toi.