Hassan, le fils d'Abou Hazim qui était policier, a été abattu par Al-Qaïda en sortant de chez lui. Il aurait dû être enterré à Najdaf, en terre sainte, dans le plus grand cimetière du monde, dit-on, mais on était au pire de la guerre, la route Bagdad-Najdaf était coupée, et Hassan a été enterré dans ce nowhere cimetière, le cimetière Al Baker, à 20 kilomètres de Fallujah.

On passait dans le coin, Abou Hazim a dit si ça dérange pas, j'irai faire une prière sur la tombe d'Hassan. Ça va prendre deux minutes. Mais, en Irak, y a rien qui prend deux minutes. Avec un journaliste étranger dans l'auto, c'est minimum deux heures.

Le chemin de traverse qui donnait accès au cimetière était gardé par l'armée, la sentinelle s'en est remise à son officier qui a alerté le QG régional, j'ai ici un kanadi qui veut rentrer au cimetière...

Et attend, attend.

Deux heures plus tard arrive une automitrailleuse à tourelle, en descend rien de moins qu'un colonel, flanqué d'un soldat genre Rambo qui balance négligemment au bout de son bras un m16. Nous avons ordre de vous escorter, nous dit le colonel.

Où ça?

Ben, au cimetière.

Nous voilà dans les allées, Abou-Hazim, Ziad et moi. Pout, pout, pout, l'automitrailleuse nous suit pas à pas en lâchant des pets de fumée noire, sa ridicule tourelle antiaérienne pointée vers le ciel comme si on allait se faire attaquer. Par quoi, grand dieu? Des corneilles?

Je me retournais souvent pour envisager l'hallucinant cortège que nous faisions dans l'immensité du cimetière absolument désert. Le ciel bas et gris touchait aux dômes des silos à grains au loin. Pas un brin d'herbe, pas une fleur. Pas de pierre tombale pour Hassan, juste un talus de grosses mottes de terre séchées.

Abou a fait une courte prière et on est partis toujours suivis de cette automitrailleuse dont je ne sais toujours pas si elle nous surveillait ou nous protégeait. Il fallait ici avoir peur de quoi, ou de qui, mon colonel?

Vous êtes à 20 kilomètres de Fallujah, en plein territoire Al-Qaïda, m'a répondu le colonel. Sont partout. Sont tranquilles parce qu'ils sont dans leur nid, veulent pas compromettre leur base de repli. Vous arrivez quand même comme une provocation, vous êtes comme un chiffon rouge qu'on agite devant le nez d'un taureau. Et vous valez quelques millions...

C'est drôle, la peur. J'ai une peur bleue de mourir. Suffit que j'aille dans un endroit où ça saute, ou ça tue, où ça égorge pour que, subitement, je ne pense plus à la mort du tout.

On venait de passer la journée dans le très remuant quartier de Kadhamiya et puis on avait traversé le Tigre pour arriver dans Adhamiya, aussi sunnite que Kadhamiya est chiite. Ziad et Abou rechignaient et j'étais bien averti: on ne se promènerait pas à pied dans Adhamiya sans la protection de l'armée. Cette fois, c'est nous qui étions en demande d'une escorte. Et attend, attend, attend la fichue escorte.

Sauf que les vieux messieurs, ça ne peut pas attendre aussi longtemps sans aller pisser, les vieux messieurs vont faire pipi souvent. Savez-vous où il y a des toilettes, monsieur l'officier? Il me montre la mosquée voisine: là. Mais je ne vous laisserai pas y aller seul.

Vous n'êtes pas sérieux?

Il l'était. Je suis allé pisser à la mosquée avec un garde qui avait calé son m16 dans le creux de ses bras à la manière des chasseurs de lapins quand ils sont fatigués, à la fin de la journée. J'ai appelé ma fiancée, allo bébé, c'est pas pour me vanter, mais drette là, je m'en vais chasser le lièvre...

Où ça?

Dans une mosquée.

Sérieux, qu'est-ce que tu fais?

Je vais pisser, mon amour, protégé par un type avec un m16.

Il écoute de la musique?

Là, tu confonds avec un MP3. Un m16, c'est un gros fusil. Embrasse les chats.

LE MENUISIER

L'atelier d'Ali est en plein air, au fond de la ruelle. Le soir, il bâche son établi, cadenasse son banc de scie. Il habite au sixième étage de la tour voisine.

Vous faites des cercueils?

Pas souvent. C'est pour qui?

Pour moi.

Il s'est tourné directement vers le jeune homme que j'avais pris pour interprète: dis à ton étranger que je n'ai pas le temps de niaiser. Il achevait ce qui m'apparut être une tête de lit, collait des fioritures sur du contreplaqué.

Si j'habitais ici, je me partirais une business de cercueils, je ferais vite fortune...

Tu ferais faillite! C'est pas comme chez vous. Les cercueils, ici, c'est juste une boîte pour porter le mort au cimetière. Le mort enterré, on rapporte la boîte à la mosquée où d'autres pourront la louer.

Sérieux, ça me coûterait combien pour un cercueil qui a jamais servi?

Il m'a toisé... 75$, c'est trop cher?

À Montréal, j'aurais même pas les poignées pour 75$. Je vous en prends deux. Il a même pas ri. Sont comme vous, les Irakiens, mes blagues ne les font pas rire.

LE PSYCHIATRE

Il travaille le matin dans un hôpital public, l'après-midi il reçoit dans son cabinet privé, 20$ la visite. Sa salle d'attente était archipleine. J'ai eu d'abord l'intention de me faire passer pour un fou, finalement je me suis fait passer pour un journaliste, c'était le même prix et, à la fin, la même prescription: des antidépresseurs.

Je lui ai demandé en quoi sa pratique différait de celle de ses collègues européens ou nords-américains, il y a pensé un instant: elle ne diffère pas tellement, je soigne essentiellement des dépressions, les cas d'autisme chez les enfants sont de plus en plus fréquents, je soigne surtout un tas d'autres maladies qui n'existent pas vraiment, mais comme les grands laboratoires ont trouvé des pilules pour les soigner, on fait semblant qu'elles existent.

Je voulais le faire parler de la maladie d'Alzheimer, il ne connaissait pas bien. J'ai passé la journée du lendemain à chercher des alzheimer dans Bagdad, je n'en ai pas trouvé un sacrament. À un moment donné, dans un hôpital où on m'avait promis que j'en trouverais plein, le médecin-chef m'a dit: ouais, ouais, Alzheimer, on en avait un, il est parti hier. Sa famille l'a repris.

J'avais l'impression de chasser le dahu. Sérieux, on meurt beaucoup plus jeune à Bagdad qu'à Montréal, ceci expliquerait cela (en partie).

LE BARBIER

Je voulais surtout m'asseoir, en fait. On est à Kadhamiya, le quartier le plus énervé de Bagdad, à deux pas de la place du marché où je viens de causer un attroupement en photographiant une immense affiche. L'affiche montrait le leader vénéré des chiites, Moqtada al-Sadr, soudain des gens se sont mis à gesticuler autour de moi. Désignant un des personnages qui accompagnent al-Sadr sur l'affiche, un énergumène m'a lancé, my uncle, my uncle, les Américains l'on tué. O.K., O.K., c'est pas une raison pour me postillonner dans la face.

Le barbier m'a délicatement noué de la gaze autour du cou. Tout aussi délicatement. il a ôté mes lunettes, très classe, très pro, très suave. Je l'ai aussitôt appelé Camomille. Il a ouvert un grand rasoir qu'il a aiguisé sur un cuir... dis-moi, Camomille, les Américains n'ont tué personne de ta famille? À la bonne heure.

LE BOULANGER

Je m'arrête tous les soirs à son fournil. Je ne me lasse pas de le regarder enfourner ses petits pains dans la gueule rougeoyante du four. Il s'éponge le front du revers du bras. Le diable doit suer comme ça quand il enfourne les mécréants dans les feux de l'enfer. Il m'a vu, me fait un petit signe. Trois mécréants, s'il vous plaît. Les petits pains me brûlent à travers le papier du sac. Encore ce soir, il n'a pas voulu que je le paie.