Pas une seule pancarte Obama. Pas une seule pancarte Romney. Je suis entré au Vermont par la petite douane de Morses Line - bienvenue à nos voisins du Nord, nous espérons que votre séjour sera mémorable -, je suis revenu par la grande douane de Philipsburg. Des fermes, des paysages qui me remuent encore, même si ça fait 30 ans que je les pédale. Mais j'y reviens: pas une seule pancarte Obama, pas une seule pancarte Romney.

Soit ils ne savent pas qu'il va y avoir des élections dans une semaine. Soit ils s'en foutent. Soit ils ne votent pas. Soit il n'est pas dans leurs moeurs d'afficher leur couleur politique. En tout cas, chaque fois que j'ai posé la question: pour qui allez-vous voter?, elle s'est heurtée au même ahurissement que si je venais de leur demander: c'est quoi votre signe du zodiaque? Ou, plus incongru encore pour un «real Vermonter»: avez-vous lu le New York Times d'hier?

Le Vermont des champs vote Obama comme celui des villes, mais je soupçonne que dans les comtés les plus férocement ruraux, ceux qui ne votent pas égalent ou surpassent ceux qui votent Obama.

Au Highgate Village Market, Landon - le nom est écrit sur sa chemise -, Landon ne comprenait pas ma question: pourquoi n'y a-t-il pas de pancartes Obama ou Romney?

P'têt bien que les gens ne sont pas fous d'élection, par ici...

Voulez dire qu'ils n'iront pas voter?

Pour beaucoup, oui.

Au dépanneur en face, le ShaCam's Gulf, la dame au comptoir a été plus directe: moi, je ne vote pas! Sa protestation n'était pas politique, elle exprimait seulement un dégoût: Ouache! je ne touche pas à ça! Un client tout droit sorti du vieux sitcom Newhart* a vivement approuvé la dame du dépanneur: J'te blâme pas! Un troisième client en habit de chasse a lancé: Ben moi, je viens d'aller voter par anticipation. Les deux autres l'ont regardé avec effarement. Alors le client, hilare et fier de son coup: Not!

De l'autre côté de la rue, en face des deux dépanneurs, le gun shop Michael Fontaine, où je n'aurais pas dû dire en entrant que j'étais journaliste - ce n'est pas une bonne carte de visite aux États-Unis, dans une armurerie, avec un gros accent français en plus. Ils devinent tout de suite que tu vas poser des questions sur le semi-automatique AK-47 mais que, à la fin, t'en achèteras même pas.

Il m'a fait poireauter un bon moment. Je ne me suis pas ennuyé pareil, il y avait là une dame avec sa fille qui allait avoir bientôt 18 ans, ce serait son cadeau d'anniversaire: un fusil de chasse. Je me suis retenu de lui demander si, pour ses 20 ans, on lui offrirait un lance-roquettes antichar. Je me suis attardé aux armes de poing, un grand choix de pistolets Beretta. Je ne pourrais même pas vous en vendre un, m'a dit l'armurier: tout ce que la loi me permet de vendre à un non-Américain, ce sont des balles. Vous m'en mettrez 17 boîtes. Ben non, c't'une blague. Je n'ai pas demandé à celui-là pour qui il allait voter. Un, parce que je le sais; deux, parce que je n'en ai rien à foutre.

À la ferme des Noël, il y avait des pancartes électorales plantées dans le parterre, mais seulement pour des candidats qui se présentent au Sénat et à la Chambre des représentants de l'État du Vermont. Ni Éric Noël ni sa maman, Marguerite, ne parlent français. Ils doivent bien le comprendre un petit peu parce que Marguerite a rosi quand je lui ai dit: Vous avez bien plus l'air de sa soeur que de sa mère. Ils ne tenaient pas plus que ça à parler d'élection.

Deux ou trois fermes plus loin, les Boucher, Daniel et sa femme, Dawn, qui tiennent la fromagerie Green Mountain Blue Cheese. Je vous ai déjà raconté, on se sert soi-même dans le frigo de la laiterie, on laisse des sous dans un bocal. La dernière fois, j'ai oublié le morceau dans ma sacoche de selle. Il sent drôle, ton vélo, s'est étonnée ma fiancée une semaine plus tard.

Je rentre au Canada par une route qui serpente dans une sorte de bayou que j'ai évidemment baptisé La Petite Louisiane. Les locaux y pêchent la barbote. Ce jour-là, un seul pêcheur, un monsieur qui a commencé par me dire qu'il ne savait pas s'il irait voter mais que, s'il se décidait à y aller, ce serait pour Romney.

J'ai posé la question de Reagan: Êtes-vous mieux aujourd'hui qu'il y a quatre ans?

A lot worse! Il travaille dans une scierie. Des enfants. Séparé. Sa femme le harcèle pour les sous...

Et ça, c'est la faute d'Obama?

C'est la faute des pro-choice, des féministes, des gais et du taux de change avec le Canada - où je travaille, le bois vient du Canada... Tout le monde est plus riche que les États-Unis depuis qu'on a un président socialiste.

***

Il y a des douaniers américains gentils, d'autres moins, et il y en a un, un rougeaud, pince-sans-rire, qui me tourne en rond avec ses questions:

D'où êtes-vous?

De Frelighsburg.

Vous allez où?

À Frelighsburg.

Pourquoi?

Faut bien que je rentre chez nous à un m'ment donné.

On est au poste d'East Pinnacle, qui domine un des plus beaux paysages d'Amérique. En face, le col du petit Jay, qu'il faut grimper pour aller à Montgomery; en bas, dans la vallée de la Missisquoi, le village de Richford. Jusqu'à l'an dernier, le poste d'East Pinnacle, tout petit, bucolique, tenait du chalet en parfaite harmonie avec le décor alpestre.

Ils ont rasé tout ça pour construire une casemate qu'ils ont ceinturée d'une haute clôture Frost. Si l'idée était de reproduire un bout du désert à la frontière de l'Irak et de la Syrie, c'est très réussi.

Où allez-vous?

Je fais le tour.

Pourquoi?

Pourquoi, pourquoi... Moi aussi, je pourrais poser des questions, si je voulais. Pourquoi cette obsession de la sécurité qui vous coûte mille milliards? Pourquoi le budget de la défense des États-Unis pour 2013 est-il de 525 milliards, deux fois plus qu'il y a 10 ans? Et pourquoi pas, parlant de sécurité - cette sécurité universelle qui fonde les grandes démocraties -, un régime public d'assurance maladie?

Et celle-ci, enfin: pourquoi allez-vous élire un mormon?

* Pour les fans: Hi! My name is Larry, this is my brother Darryl, and this is my other brother Darryl.