Combien ai-je écrit de papiers sur Lance Armstrong? En voici un 329 789e pour redire ce que je disais dans les 329 788 premiers. Essentiellement quatre choses:

1. Armstrong a été le plus grand coureur cycliste de son époque et probablement de tous les temps.

2. Armstrong a été le plus insupportable, le plus désagréable des athlètes.

3. Armstrong a amené des millions de cancéreux à vivre un moment d'espoir.

4. Armstrong était dopé et non, cela ne change strictement rien aux énoncés un, deux et trois. Je commence par là, la dope.

Armstrong a gagné sept Tours de France en battant des dopés à l'EPO comme lui, l'EPO, ce poison super efficace apparu à la fin des années 80, la première dope dans l'histoire des dopes sportives à faire une énorme différence. J'insiste sur énorme au point où, durant l'ère Armstrong - et peut-être encore aujourd'hui, mais ce sera pour une autre chronique -, durant l'ère Armstrong, disais-je, pas d'EPO, pas de victoire dans le Tour, pas de deuxième place non plus, ni de troisième, ni de dixième, et souvent pas de contrat. Les équipiers, pour simplement être capables de faire leur travail d'équipiers, devaient prendre de l'EPO. C'est ce que bien des gens ne réalisent pas. Armstrong n'est pas le petit malin qui a fourré tout le monde avec une dope magique. Armstrong a triché comme tout le monde.

Oui, mais le 25e qui roulait à l'eau claire, il aurait peut-être battu les 24 dopés devant lui?

Non.

Armstrong a vraiment gagné sept Tours de France, et si on tient quand même à les lui enlever - cela se défend, bien sûr -, gardons-nous au moins du ridicule de les attribuer à un autre coureur. Gardons-nous du ridicule dans lequel s'est plongé le CIO durant les Jeux de Londres en retirant à Tyler Hamilton la médaille d'or du contre-la-montre des Jeux d'Athènes pour la donner à... Ekimov! Ekimov, franchement! Le plus fidèle lieutenant de Armstrong, un des rares à ne l'avoir pas encore trahi, et Russe de surcroît. Un peu de sérieux!

Je lis aussi que Armstrong était une machine. Sous-entendu: sans âme. On confond ici le coureur et l'homme. L'homme était imbuvable, arrogant, un despote à pédales toujours à menacer tout le monde. Le coureur, c'était la même chose, sauf que l'arrogance devenait panache, sauf que lorsque tu aimes le vélo, tu ne pouvais pas ne pas admirer sa prodigieuse intelligence de la course.

Je pourrais raconter jusqu'à demain ses exploits qui m'ont fait hurler sur le bord de la route, cette arrivée au sommet du Ventoux avec Pantani, à qui il laisse la victoire en s'arrangeant quand même pour humilier un petit peu l'Italien vaniteux. Sa ruse de faire croire à l'approche de l'Alpe d'Huez qu'il est malade et dès les premiers lacets, d'attaquer comme un fou. Pas d'âme, disiez-vous? Une âme noire, mais une âme.

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Il a fallu 10 ans avant que l'Amérique se réveille.

C'est l'aspect du dossier Armstrong qui me fascine le plus. Tout un pays qui nie. Touche pas à mon héros. Même M. Bush est allé faire son petit tour de vélo avec Lance.

En 2005, à la suite d'une enquête dont on peut déplorer, il est vrai, qu'elle violait des principes de confidentialité, le journal L'Équipe rapporte que six fioles contenant du pipi de Armstrong prélevé durant le Tour 1999 contiennent de l'EPO. On ne parle pas ici de témoignage plus ou moins fiable, on parle de fioles avec du pipi dedans et dans le pipi, de l'EPO. C'est le pipi de Armstrong ou pas? On le fait, ce test d'ADN ou pas? On ne le fera pas. Armstrong veut pas.

Que dit l'Amérique? Elle dit: maudits Français! Sont tous jaloux de Armstrong. L'Amérique, ce grand pays plein de formidables journalistes d'enquête qui n'enquêteront pas pendant plus de 10 ans. Il faudra attendre janvier 2011 pour que Sports Illustrated publie une enquête dans laquelle Armstrong est accusé d'avoir été l'instigateur d'un dopage organisé... avant ses Tours de France!

Au printemps 2010, après les aveux de Landis qui rapporte que Armstrong lui a déjà fourni de l'EPO, une enquête fédérale est ouverte. On pense qu'elle ne mènera nulle part, en fait elle mène tout droit à l'USADA, l'agence antidopage américaine qui vient de bannir Armstrong à vie et l'a intempestivement dépouillé de tous ses titres (sans qu'il soit clair qu'elle pouvait le faire).

Et voilà l'Amérique maintenant divisée en Lance haters et en Lance lovers, et la vérité au milieu qui n'intéresse personne ou presque.

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J'ai gardé pour la fin Lance le cancéreux, Lance le survivant. Et encore là, rien n'est clair, rien n'est tranché entre, par exemple, le caritatif et la business caritative, entre la Fondation - Livestrong.org - qui a recueilli 35 millions de fonds en 2011 dont 82% sont allés à la recherche, et Livestrong.com, un truc commercial hébergé par le portail Demand Media Inc. Avec 80 millions d'internautes par mois, beaucoup de pubs très payantes, Livestrong.com s'y spécialise dans la remise en forme, la bouffe santé, etc.

Mais je reviens au cancéreux. Je suis plus fier d'être un survivant du cancer que d'avoir gagné sept Tours de France, a-t-il répété souvent. Lors de ses premiers Tours de France, après sa résurrection et avant qu'il ait besoin de gardes du corps, j'ai vu souvent des gens l'aborder en prononçant le mot magique: cancer. J'ai le cancer. Mon fils a le cancer. Lance agitait alors son doigt sous leur nez: don't give up! Puis, il les entraînait à l'écart et parlait plus longtemps à chacun qu'à n'importe quel journaliste ce jour-là.

Pour mesurer son importance dans la lutte contre le cancer, il faut moins compter les millions de dollars que sa fondation ramasse - c'est à la fois beaucoup et anecdotique en regard des besoins de la recherche - que les millions de cancéreux à qui il a redonné espoir, pour un mois, un an, trois ans, tous ces gens qui se sont battus en se disant: pourquoi pas moi?

Chaque fois que je redis ou réécris quelle immense tête de vache il est, je pense aussitôt que ce gars-là a shooté et shoote encore cent millions de fois plus d'espoir que de merde autour de lui, ce qui n'est pas forcément le cas pour la plupart d'entre nous.

Photo: AFP