Le dernier numéro de la revue Liberté parle des boomers. Le sujet me fait tellement chier que j'aurais passé mon tour, n'eût été le communiqué qui nous annonçait un texte réellement extraordinaire...

Comme ce n'est pas le genre de Liberté de se péter les bretelles, je me suis dit que cela devait être un texte qui devait renouveler complètement le discours sur le sujet très rabâché de la Révolution tranquille, des boomers, et des X qui ont suivi. Hélas. Hélas.

J'ai lu le même discours que d'habitude, le même postulat en trois points.

1. Les anciens ont mis la table.

2. Les boomers ont tout bouffé.

3. Les X crient famine.

Ce qui peut se décliner aussi ainsi:

1. Les anciens ont travaillé pour préparer l'avenir.

2. Les boomers ont joui au présent (en épuisant l'avenir).

3. Sans présent ni avenir, les X braillent tout le temps, les X sont des braillards professionnels, mais ce n'est pas leur faute, c'est la faute des boomers.

Vous ne trouverez pas, sur la planète, plus boomer que moi. Né en 1940, à mon zénith, en 1975, j'habitais un appartement qui donnait sur le parc La Fontaine, je lisais Les feux de Carver, mais mon livre de chevet était la bible des boomers, Une année à la campagne de Sue Hubbell. Plus boomer encore, j'écoutais Jaune tout nu avec la voisine du dessous, et il y avait un ventilateur au plafond, y'a pas plus boomer qu'un ventilateur au plafond.

Et pourtant, je ne comprends pas un mot quand les sociologues parlent des boomers. La façon dont ils en parlent, c'est comme si, à cette époque-là, y'en avait partout.

Pas du tout. J'étais le seul.

Dans les rues marchaient des gens normaux, pas boomers du tout, ils allaient acheter du lait, ils allaient voir The Wall au cinéma, ils allaient reporter un livre à la bibliothèque, celui-là allumait une cigarette, celle-là, caissière dans une quincaillerie de l'avenue du Mont-Royal, pressait le pas, habitée par une très relative pensée: O.K., une autre journée glauque à vendre des tournevis, mais d'un autre côté, on est vendredi, après-demain, c'est dimanche.

Elle non plus, aujourd'hui, ne comprend absolument rien quand elle lit un article sur les boomers.

La voisine qui venait écouter Jaune était comptable agréée, d'ailleurs. Après moi, elle a rencontré un autre comptable, pas boomer non plus. Ils ont eu des enfants de taille tout à fait moyenne, je les ai vus une fois au parc La Fontaine. Ces enfants-là doivent être aujourd'hui des X braillards et revanchards comme les autres X, ouais, ma mère, cette pute, écoutait Jaune toute nue avec le gars du dessus...

On se calme. Des fois, on écoutait Jaune tout habillés en mangeant du gruau. Mais j'avoue, Jaune, c'est boomer, tout nu, c'est boomer, le gruau, c'est boomer, je l'ai avoué en partant, je suis un boomer.

Des fois, en guise d'excuses, je dis O.K., je déconnais gros, mais je travaillais aussi comme un fou, deux ou trois jobs. Vous savez ce qu'ils me répondent, les petits cons? C'est ça, nous, aujourd'hui, on n'en a pas de job! Comme si le travail, c'était du chocolat et que j'avais tout mangé.

C'est d'ailleurs bien le fond de leur discours: les anciens ont mis la table, les boomers ont tout bouffé, et nous, on la crève...

À l'époque, je mangeais beaucoup de viande, je me rappelle, j'aimais le rôti de veau aux carottes, ça se garde bien quelques jours au frigo, mais 20 ans?

Un autre truc qui fait de moi un boomer presque caricatural: j'allais en vacances au Népal soi-disant faire des treks, mais j'allais rarement plus loin que Katmandou. On mangeait un ou deux gâteaux au hash le matin, on dormait toute la journée, on se retrouvait à Goa la semaine d'après, à Kaboul sur le chemin du retour, mais combien étions-nous, pensez-vous? On était 10, peut-être 50. Les autres, les millions d'autres étaient à Old Orchard. C'est boomer, Old Orchard?

Dans le même numéro de Liberté et sur le même sujet, un prof de littérature reproche aux boomers d'avoir joint le futile à l'exécrable... Il nous dit à peu près ceci: tant qu'à faire la révolution, pourquoi l'avoir faite tranquille? Pourquoi l'avoir faite en écoutant Vigneault, Léveillée? Pourquoi pas en écoutant Serge Garant, Claude Vivier, Gilles Tremblay (le musicien, pas le joueur de hockey)? Autrement dit, tant qu'à faire la révolution, pourquoi ne pas avoir provoqué la fin du «mélodique» en musique, la mort du narratif en écriture, pourquoi dans le vide laissé par la mort de Dieu, pourquoi la culture-industrie?

Attends un peu, chose, es-tu en train de dire que Lynda Lemay, Coeur de Pirate, le troisième tome de Di Stasio, le deuxième de Kim Thuy, c'est aussi la faute des boomers?

Personne ne nous a jamais demandé de choisir entre Serge Garant et Léveillée. Personne ne nous a jamais demandé de choisir entre rien et rien. La rivière nous portait, le temps coulait.

Un peu comme, aujourd'hui, ceux qui disent ah, les crisses de Grecs, d'Italiens, de Portugais, d'Espagnols qui croulent sous les dettes, compromettant ainsi l'équilibre du monde. Notez qu'on leur reproche la même chose qu'aux boomers: l'imprévoyance. Et qu'on les soupçonne d'avoir versé dans la même coupable euphorie.

La différence, c'est que ce sont des économistes qui font la leçon aux Grecs. Nous, les boomers, à part quelques petits cons qui jappent, avons la chance d'avoir affaire, comme ici, à un sociologue fort civil, à un prof de littérature amusant.

Parlant de plaisir de lecture, dans ce même numéro de Liberté, hors dossier, à la toute fin, la chronique de Robert Lévesque qui donne envie de réentendre Genet, tiens, Le condamné à mort dit par Marc Ogeret, mais couchez les enfants avant.