Vous savez au moins que Mahomet est le prophète fondateur de l'islam? Je vous félicite. Quand Mahomet est mort, la prétention de ceux qu'on allait appeler les chiites était que Mahomet avait désigné Ali, son fils adoptif (et gendre) comme son successeur. Pas du tout! ont réfuté ceux qu'on allait appeler les sunnites. Voilà, vous savez l'essentiel d'une chicane qui dure depuis 1400 ans et qui n'est pas près de finir.

Ali, donc, le successeur de Mahomet pour les chiites, est enterré en la ville sainte de Najaf, à 160 kilomètres au sud de Bagdad. Ali a eu plusieurs enfants de mères différentes, dont deux fils, Hussein et Abbas qui, eux, sont enterrés en la ville sainte de Kerbela, à peu près à mi-chemin entre Bagdad et Najaf. C'est là qu'on va ce matin, à Kerbela. Un peu contre mon gré -les villes saintes, c'est pas vraiment ma tasse de thé-, mais Ziad, Hassan et même l'Italienne qui est de l'expédition ont beaucoup insisté : il faut que tu ailles à Kerbela.

Allons à Kerbela. Une autoroute y mène à travers le désert, qui offre un paysage désolant, égayé seulement, à cette heure matinale, par les uniformes aux couleurs vives des écoliers dans les hameaux le long du chemin. On est fréquemment doublé par des minibus-corbillards, le cercueil ficelé sur le toit. Les proches vont enterrer le mort à Najaf, avec une escale à Kerbela, où, portant le cercueil sur leurs épaules, ils iront prier dans la mosquée d'Abbas, puis dans celle de Hussein.

À mi-chemin, on passe l'Euphrate. Je trouve que cela se place bien dans une conversation : l'autre jour, en Mésopotamie, je passais l'Euphrate avec quelques amis...

Nous sommes ralentis par de nombreux barrages policiers et contrôles que justifient les massacres qui ont souventes fois ensanglanté Najaf et Kerbela, une des cibles préférées d'Al-Qaïda, aussi violemment anti-chiite qu'antichrétien. Encore en janvier, deux kamikazes ont fait 50 morts à Kerbela.

Nous voici à Kerbela-la-sublime, comme la surnomment les Iraniens, qui l'envahissent à longueur d'année. Six millions de pèlerins passent ici chaque année. Évidemment, une ville d'hôtels et de marchands de bébelles religieuses. Nous voici devant la mosquée au dôme d'or d'Abbas. Nous y pénétrons après avoir laissé l'Italienne à l'entrée des femmes et nos souliers, téléphone et appareil photo à la consigne.

Fais comme moi, m'enjoint Ziad. Je fais comme lui: je caresse le mur de l'entrée, puis j'embrasse le mur de l'entrée ; arrivé au tombeau d'Abbas, j'embrasse la vitre qui m'en sépare. L'idée qu'il est en train de me niaiser me traverse l'esprit, mais je ne crois pas, les Iraniens devant moi -c'est Ziad qui m'a dit que c'était des Iraniens...

À quoi le sais-tu?

À leur air bête. Ils se croient supérieurs à nous. (Amir, Amir, me lis-tu?)

Les Iraniens, disais-je, embrassaient la vitre du tombeau aussi. La seule chose que je ne ferai pas comme eux, c'est d'y jeter des sous. Même que, être certain qu'on ne m'aurait pas surpris, j'en aurais peut-être pris un peu.

Plus tard nous serons reçus à dîner par le propriétaire de deux luxueux hôtels, averti de notre visite par des Irakiens de la rue Wellington, à Verdun. Notre hôte est un homme d'affaires immensément riche et, apprendrons-nous, tout aussi immensément généreux, particulièrement avec les veuves de guerre et leurs enfants. Il nous fera visiter ses appartements princiers, meublés d'antiquités chinoises. D'ailleurs, tout le mobilier de ses hôtels -lits, armoires, lampes, salles de bains-, tout est chinois, acheté à la foire commerciale de Canton, livré à pleins bateaux dans le port de Bassora. Pas de taxe sur les importations, c'est bien. Je veux dire pour les Chinois, c'est bien. Les Chinois qui sont formidablement présents en Irak, on ne se demandera pas pourquoi.

Pour revenir à notre hôte, il nous a dit sa confiance dans le gouvernement actuel -donnons-lui le temps-, il nous a dit surtout sa haine des terroristes (y compris ceux des milices de son camp). Ziad approuvait avec enthousiasme, nous avions ici un consensus. Il ne reste plus qu'à y fédérer 31 millions d'autres Irakiens. Je dis la chose plaisamment, n'empêche que cela témoigne bien du fond de l'air, en ce moment, en Irak... far beneath the bitter sand, lies a seed that in the spring could become un crisse de beau palmier.

(Avec mes excuses à Bette Midler pour ces petites trahisons à sa plus belle chanson, The Rose.)Je vous ai raconté dans mon papier d'ouverture que le goût de l'Irak m'était revenu en écoutant à Radio-Canada Akli Aït Abdallah nous parler en direct de la rue Mutanaby, la rue aux livres. Eh bien, j'y suis allé, rue Mutanaby, et je suis déçu. Un peu.

Nous allions d'étal en étal, j'avais donné à Ziad la mission de me trouver un roman ou de la poésie. On a monté et redescendu Mutanaby. Du manuel scolaire en masse, de l'ouvrage scientifique, des biographies de chanteuses égyptiennes, mais de roman? Point. De poésie? Nada.

On est entrés dans une petite librairie. Où est passée la fiction, monsieur le libraire?

De la fiction? Vous voulez dire Hemingway, Dickens, García Marquez?

Je veux dire surtout des écrivains et des poètes irakiens. Le libraire s'est accroupi pour fouiller sous son comptoir, comme le faisaient les libraires quand on était petit et qu'on leur demandait des livres cochons. Il en tira un livre de poésie dont le titre était, dans la traduction de Ziad: L'amour dans la quatrième dimension. C'est peut-être cochon aussi, va savoir.

La littérature aussi, en Irak, a été victime des terroristes. Il y a eu cette voiture kamikaze qui a explosé rue Mutanaby, en 2007, et fait une quarantaine de morts. La rue a été fermée par la suite pendant plus d'un an. Mais il y a surtout que la réalité foisonne de tant d'histoires vraies -chaque Irakien pourrait écrire la sienne- qu'elles ont aboli la fiction.

Au bout de Mutanaby, on a aménagé un petit square qui domine le Tigre. Deux tables, quelques bancs de ciment. Kamal vient écrire ici tous les jours.

Je vous dérange?

Pas du tout. Il m'invite à m'asseoir. Il n'est pas écrivain, il est caricaturiste pour Al-Sharq, un des 540 quotidiens de Bagdad (j'exagère). Il me montrera ses caricatures, stockées sur son Nokia (sorte de BlackBerry). Il n'est pas écrivain, mais il vient écrire ici tous les jours, pour le dépaysement, pour l'apaisement que lui apporte le fleuve. Tu ne trouves pas qu'on se croirait au bord du Danube?

Je ne suis jamais allé au bord du Danube, Kamal. Tu écris pour qui?

Il me regarde, surpris: pour moi.

Je vous ai mal formulé la chose, tantôt. Les terroristes n'ont pas tué la littérature. La littérature n'est pas tuable. Comme cela a été le cas en URSS et dans la Chine de la Révolution culturelle, en Irak, en ce moment, la littérature ramène seulement les écrivains à leur première nécessité: se parler à eux-mêmes.