Permettez que je précise: je ne suis pas allé en Tunisie, en Égypte ou en Libye, mais bien en Irak. Il ne se passe rien en Irak, en ce moment, ce qui me convenait parfaitement. Ce qui, surtout, m'a laissé toute liberté pour me perdre, comme d'habitude, dans l'inutile. Vous ne trouverez pas dans cette série, qui se prolongera jusqu'à samedi prochain, d'analyses sur le clivage entre sunnites et chiites; je ne vous parlerai pas du nouveau gouvernement al-Maliki; et si quelque part j'aborde la question du pétrole, c'est parce qu'on le sent. On ne sent pas le pétrole, à Bagdad, on sent «un mieux» -c'est forcément le pétrole.

Oui, cela va mieux, en Irak. Pourtant, le chômage (près de 40% chez les jeunes), pourtant Al-Qaïda, toujours très présent. Pourtant les tueries entre chiites et sunnites, qui ne sont pas près de cesser -l'Irak sera pour longtemps encore une sorte d'Irlande du Nord proche-orientale (l'Irlande des années 70), bien qu'en Irak il s'agisse moins d'une guerre de religion, comme on le croit, que d'une guerre pour le pouvoir politique.

Quel mieux, alors? La vie quotidienne. La liberté de dire et de penser. L'argent: les choses ont un prix, les gens ont des salaires pour le payer. Un prof reçoit 800$ par mois, un médecin, 2000, un chauffeur de taxi, 1200. Des vendeurs d'autos un peu partout, des milliers d'agents immobiliers, même des compagnies d'assurances «sur la vie» -oui madame, on peut s'assurer sur «la vie» à Bagdad! Les enfants vont à l'école, peut-être plus que chez nous. Une armée et une police assez sûres (je n'ai pas dit totalement sûres) qui laissent espérer que le départ complet des Américains à la fin de cette année (il en reste 50 000) ne plongera pas le pays dans le chaos appréhendé.

Voyez comme je ne suis pas sérieux: je viens de vous dire pas d'analyse, et c'est par là que je commence. Mais c'était pour mieux m'en débarrasser.

Allons, place au frivole et à l'anodin.

Et quoi de plus frivole que le hasard? Figurez-vous que j'ai fait le dernier segment de mon voyage vers Bagdad, Beyrouth-Bagdad, avec une collègue italienne qui traînait, outre ses valises, une considérable boîte en carton. Un officier de sécurité libanais la lui fit ouvrir, plongea son nez dedans et l'en retira aussitôt en faisant la grimace: Ça pue! Qu'est-ce que c'est?

Des croquettes, répondit ma collègue en rougissant. Des croquettes pour les chats.

Vous avez des chats à Bagdad? s'étonna-t-il.

Non. Je nourris les chats errants.

Elle m'a tout de suite fait du bien, la dame aux croquettes. Déjà que le départ pour Bagdad se faisait de la porte 13, moi qui suis plus superstitieux qu'une bohémienne, s'il avait fallu en plus que je tombe sur un de ces grands reporters qui ont le BlackBerry vissé à l'oreille, je me serais peut-être enfui par la porte 14, le vol direct pour Carcassonne. Je déconne, il n'y a pas de vol Beyrouth-Carcassonne.

Vous me demandez peut-être ce que j'allais faire à Bagdad?

Plein le cul de l'hiver? Il y a de ça. Il y a aussi que j'ai 70 ans et que je suis toujours en train de vérifier si je ne suis pas mort. Mais la vraie raison est plutôt celle-ci: le goût de l'Irak (où je suis déjà allé trois fois -1997, 2000, 2004), le goût de l'Irak m'est revenu l'automne dernier alors que j'écoutais un reportage d'Akli Aït Abdallah à la radio de Radio-Canada. Akli était en direct de la rue Mutanabbi, où se tient le marché aux livres. La rue Mutanabbi, dans l'ancien quartier juif, se jette dans le Tigre. Mais juste avant le fleuve, à droite, au coin de la dernière ruelle, il y a ce café, le plus vieux de Bagdad, le Shah Ben Dar, où les fumeurs de narguilé jouent au backgammon en sirotant leur thé. Un cliché, certes, mais j'ai eu soudain très envie d'être dans ce cliché, avec les fumeurs de narguilé.

Le lendemain, j'ai dit à mes patrons: et si j'allais en Irak? Ils n'avaient rien contre.

Après, allez savoir pourquoi, je me suis traîné les pieds. Des nouvelles qui habituellement me passaient par une oreille et ressortaient par l'autre me prenaient soudain toute la tête, comme celle-ci, l'avant-veille de mon départ: deux attentats suicide à la voiture piégée ont fait au moins 37 morts et 71 blessés dans le nord de Bagdad.

Mon hôtel était-il au nord?

Je me suis si bien traîné les pieds que la Tunisie a eu le temps de faire sa révolution, l'Égypte aussi. Le matin de mon arrivée à Charles-de-Gaulle, la une de Libé annonçait: «Massacre en Libye».

Et moi j'allais où?

À Bagdad!

Cela résume assez bien toute ma carrière journalistique.

Dans l'avion, j'ai parlé chats avec l'Italienne. Vous en avez neuf, vraiment? Comment ils s'appellent? Eh bien, il y a Tonton, Lola, Sophie, Ramon, Camus, Zézette... On a parlé un peu de l'Irak aussi, qu'elle visite trois fois par année depuis au moins dix ans. Vous savez, me rassura-t-elle, les attentats, on n'y peut rien. Par contre, pour les enlèvements, on peut au moins travailler avec des gens sûrs, pour éviter d'aller se jeter dans la gueule du loup. Je vous en présenterai.

L'aéroport de Bagdad est situé au bout d'une autoroute que les Bagdadis nomment l'autoroute de la mort. Des centaines d'Américains y ont laissé leur vie en sautant sur des mines ou en se faisant allumer par des snipers. Les Américains l'ont élue «the most dangerous road on the planet». Elle l'est toujours, paraît-il.

Les taxis spéciaux laissent les voyageurs quatre kilomètres plus loin dans la poussière d'un vaste parking où attendent les amis et les parents des voyageurs. Il y a là quelques bâtiments ouverts à tous les vents, un café, un truc à kébabs et le désert autour. De jeunes gens entouraient l'Italienne, qui parle un peu arabe. Elle me glisse rapidement:

Je viens de leur dire que vous êtes turc.

C'est pas bien, canadien?

C'est mieux turc, ici.

L'Italienne s'informe auprès des jeunes d'une manifestation annoncée pour la fin de semaine. Et d'abord, pourquoi une manif?

Pourquoi, pourquoi, rigolent les jeunes. Pas d'électricité, pas de travail, la corruption partout, des bombes... Pourquoi, pourquoi, on se le demande! Deux d'entre eux s'éloignent, reviennent en poussant devant eux un ado mongolien: c'est le fils d'al-Maliki -l'actuel premier ministre de l'Irak- déconnent-ils en riant comme des fous. Il l'a abandonné. Non, non, proteste un autre, c'est le contraire, c'est le fils qui a abandonné le père, il avait trop honte. Ils trouvent leur blague très drôle.

Les gens de l'Italienne finissent par arriver en s'excusant. Les retrouvailles sont chaleureuses. En voiture pour Bagdad! Les check-points (tous les deux kilomètres) sont fleuris d'un petit bouquet attendrissant; les soldats pointent sur nous une sorte d'aiguille à tricoter un peu ridicule, censée se plier si elle détecte des explosifs. De temps en temps, sur la route, des panneaux montrent les photos des terroristes les plus recherchés.

On a rejoint le Tigre aux portes de la ville, on a longé l'université où je m'étais fait houspiller en 2004 par une soldate américaine qui s'écrasait les seins avec sa mitraillette, beat it, beat it... Tiens, c'est vrai, ça, où sont donc passés les Américains? Il en est parti 120 000 en septembre dernier. Il en reste 50 000 qui se terrent dans leurs bases. Il me faudra une bonne semaine avant de croiser un de leurs convois dans le centre-ville.

Nous voici dans Karrada, un des quartiers les plus sûrs de la ville, à majorité chiite, qui compte aussi beaucoup de chrétiens -enfin, ceux qui ne se sont pas encore enfuis. L'Italienne me laisse à mon hôtel, l'Uruk (l'ancien nom de l'Irak). Il est protégé en façade par des rouleaux de barbelés et, côté ruelle, par une barrière comme celle des passages à niveau, gardée 24 heures sur 24 par deux hommes. Une automitrailleuse est stationnée un peu plus loin dans la ruelle. L'hôtel est de bonne tenue (internet Wi-Fi, s'il vous plaît). De toute façon, je n'ai pas le choix, la plupart des hôtels de Bagdad, dont les mythiques Palestine et Al-Rachid, sont en réfection en prévision du sommet arabe qui doit s'y tenir en mai prochain.

Dans le hall m'attendent déjà Ziad et Hassan.

Ziad et Hassan m'accompagneront tout le long de mon voyage. À la fois guides, traducteurs, chauffeurs, gardes du corps, ils ne me lâcheront pas d'une semelle -au point de m'énerver parfois.

Ne te fie pas au calme apparent, m'a répété cent fois Ziad. Rappelle-toi: tu vaux très cher pour les terroristes, mais d'abord pour les jeunes criminels qui te vendront aux terroristes. Tu vaux cher, mais Hassan et moi, on ne vaut rien. Si tu te fais enlever, Hassan et moi, on se fait tuer tout de suite, sur place. Soyons clairs : notre sécurité est liée à la tienne.

Hassan, le chauffeur, est immense, grand et gras, ingénieur en mécanique sans travail. Ziad et lui sont dans la trentaine, amis d'enfance, chiites. C'est Ziad qui décide de tout: quand je dis on s'en va, on s'en va tout de suite, tu discutes pas; quand je dis chut, tu ne parles plus, ni en anglais, ni en français, ni en rien. Ce serait bien si tu changeais de souliers. T'as des sandales? Ce serait bien aussi si tu te laissais pousser la barbe.

Ziad est un ancien militaire formé sous Saddam.

T'as tué des Américains?

Il m'a raconté plus tard. Lieutenant dans les forces spéciales de Saddam -la fameuse garde républicaine-, il a participé à la bataille de l'aéroport quatre jours avant que les Américains prennent Bagdad.

Le premier Américain que j'ai vu dans ma vie avait la gorge tranchée.

Comme des milliers d'autres, après 40 heures d'enfer, Ziad a déserté. J'ai marché jusqu'à la ville de Daura, je suis entré dans une maison où j'ai échangé mon arme contre des habits civils, j'ai marché encore jusqu'au zoo, puis jusque chez nous en volant en chemin de quoi manger.

En 2005-2006, les Américains, réalisant trop tard qu'ils n'auraient jamais dû dissoudre l'armée irakienne, tentent de reformer des commandos irakiens pour les envoyer se battre contre Al-Qaïda et contre les milices sunnites. Ziad s'est porté volontaire.

Pourquoi?

Pour la paie, 200$ par mois. J'en touchais 18 avec Saddam. Aux exercices de tir, l'instructeur américain tenait son revolver sur ma tempe pendant que je m'exerçais sur les cibles... J'ai participé à de nombreuses opérations dites de «nettoyage» dans l'ouest et le nord de Bagdad.

T'as tué des Irakiensaussi, alors?

Ziad ne répond pas.

Comment t'es-tu entendu, avec les Américains?

Avec la plupart, très bien. J'échange toujours des mails avec un sergent du New Jersey. Je remercie à genoux les Américains de nous avoir délivrés de Saddam mais, comme 90% des Irakiens, tant sunnites que chiites, je les hais globalement. Un par un, ça va. Globalement, je les hais.

Pourquoi?

Une page de ton journal ne suffirait pas. Mais disons-le comme ça : ils nous ont traités comme de la merde.

Au total, 4730 soldats américains sont tombés en Irak. Près de 40 000 blessés. Selon l'OMS, 151 000 civils irakiens ont été tués durant les trois premières années du conflit seulement.

Les attentats, les kamikazes, les bombes continuent de faire plus de 300 morts chaque mois. En 2010, 4000 civils irakiens ont été tués dans des attentats selon l'ONG irakienne Body Count.

Pourtant, tout est calme sur la grande avenue de mon hôtel.

Qu'est-ce que je t'ai dit? Tu ne te fies pas au calme.

Oui, Ziad.

Tu ne sors pas tout seul? Promets!

Promis.

Hassan et lui sont partis. Je suis allé défaire mes valises et je suis sorti. Il y avait un barbier de l'autre côté de la rue. Hello, ce serait pour une petite coupe.

You American?

Non, non. Turc.

Il m'a bien fait ça. Pas trop dégagé derrière les oreilles, comme je le lui avais dit.