Quand on me demande quel autre métier j'aurais aimé pratiquer, j'oublie toujours de dire fermier. Un ferme laitière. J'aime les vaches, je trouve qu'elles se prennent moins pour d'autres que les chevaux. Anyway, je ferais un mauvais fermier, surtout parce que je suis nul en machinerie. C'est beaucoup ça, aujourd'hui, une ferme: de la machinerie.

J'ai travaillé (un bien grand mot) dans une ferme près de chez nous il y a quelques semaines aux fins du reportage que vous pouvez lire aujourd'hui dans le cahier Plus. En me relisant, je me suis senti un peu coupable: quand même quatre pages, mais rien sur le quota de lait.

Rien non plus sur les sous. C'est sans doute le plus gros des préjugés qu'entretiennent les citadins sur les fermiers. Sont riches!

Les vaches de la ferme où j'ai travaillé ont donné l'an dernier un million cent trente-quatre mille neuf cent vingt litres lait. À 70 cents le litre. Ça fait ce que ça fait.

Mais t'as pas encore payé la moulée, les copeaux pour la litière, le vétérinaire, les semences, les redevances à la Fédération; t'as pas payé les deux employés, le stagiaire l'été; t'as pas payé le transport de ton lait vers la laiterie (29 000$ par année). Surtout, t'as pas remboursés les prêts pour la machinerie. Édith - c'est la fermière -, Édith m'a montré les relevés: 370 000$ pour l'année, seulement en remboursement des prêts et assurances. On ne parle pourtant pas d'une usine de 287 employés, mais d'une famille de quatre: Édith, Guillaume, le papa de Guillaume, le grand-père. Trois cent soixante-dix mille dollars en remboursements de prêts.

Faites les comptes que vous voulez, quand chacun s'est accordé un salaire de 25 000$, il en reste juste assez pour acheter les semences du printemps et un gramme ou deux de quota de lait.

Ah! on y revient. Le fameux quota de lait.

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Vous savez, cette blague qu'on raconte aux petits enfants - les vaches donnent du lait, les vaches brunes donnent du lait au chocolat -Édith, la fermière de la ferme Girardet, l'a entendue, cet été, mais ce n'était pas des petits enfants. C'était deux jeunes femmes, deux cyclistes dans la vingtaine. Il pleuvait, elles se sont arrêtées pour s'abriter. Pour les distraire, Édith leur a proposé de leur montrer l'étable. Les blanc et noir, ce sont des Holstein, leur dit Édith, et les brunes, ce sont des Suisses brunes.

J'adore le chocolat suisse, s'exclame alors une des cyclistes. Ce doit être avec leur lait qu'on le fait...

Édith, à la tête d'une ferme de plus de 200 vaches, n'a pas le temps d'inventer des blagues pour l'amusement des journalistes. On parlait de la grande ignorance qu'ont les citadins du monde agricole. L'anecdote des cyclistes est venue en illustration.

Peut-être plaisantait-elle, cette cycliste?

Pas du tout, se désolait Édith.

J'emprunte chaque jour ou presque la route qui traverse les champs et les prairies de la ferme Girardet. Je sais que les vaches brunes ne donnent pas de lait au chocolat mais, franchement, je n'en sais pas tellement plus que les deux nounounes à bicyclette.

Pour commencer, je ne savais pas qu'il y avait des fermiers si jeunes. Édith a 26 ans, Guillaume 27. Me semble que ce n'est pas un métier pour des jeunes gens. L'autre jour, j'entre dans l'étable, Guillaume avait le bras entré dans la vache jusqu'à l'épaule pour l'inséminer. Me semble que technicien en informatique, c'est quand même plus propre. Et aussi tu finis beaucoup plus tôt: à cinq heures et demie, t'es dans le métro.

Fermier, c'est pas un métier au sens où tu peux finir plus tôt pour éviter le trafic. En ce moment, tiens, quand bien même tu voudrais te dépêcher de couper le maïs, tu peux pas, y a trop d'eau dans les champs, la moissonneuse s'embourbe. Pis même, tu ne finirais pas ta journée plus tôt. À 10h le soir, si t'as des vaches qui vont vêler, faut faire le tour de l'étable pour voir si tout se passe bien. Et revenir encore à 2h du matin si t'as un doute.

C'est pas la galère, c'est pas ce que je dis. Mais si, faisant le tour de l'étable à 10h heures le soir, la pensée qui te vient, c'est que ce matin, à 6h, t'étais déjà dans cette foutue étable, t'es fait pour être pompier, pas fermier. Le pompier ne fout rien de la journée, il attend qu'il y ait le feu. Le fermier, c'est exactement le contraire: il travaille toute la journée et y a jamais le feu.

Il y a dans tout fermier un boeuf ancien qui tire son sillon jusqu'au bout du champ et revient, et retourne, et revient, et passent les jours, les semaines et les saisons, reviennent les labours et les moissons. Ce sont les machines qui sont modernes; les mots et les pas sont anciens. C'est pas un métier, c'est une très ancienne manière de respirer.

Il y a des gens qui ne pourraient pas. Moi si. J'ai du boeuf en moi, plus de boeuf que de journaliste, en fait. Mais faudrait que j'apprenne tout parce que je ne sais rien.

Je sais que les blanc et noir, ce sont des Holstein. Je sais que les plus petites avec une jolie tête de dessin animé, ce sont des Jersey. Je sais que les brunes ne donnent pas de lait au chocolat. Je fais la différence entre de la luzerne et du soya, je sais quand c'est du maïs pour le grain et quand c'est pour l'ensilage. C'est déjà mal plus que vous en savez, mais j'aurais tout à apprendre pareil.

Et la grande question: est-ce que je pourrais entrer mon bras jusqu'à l'épaule dans une vache? Ce n'est pas un truc qu'on a l'occasion de pratiquer souvent dans les salles de rédaction, mais y a pas de raison que je n'y arrive pas. Je ne suis pas plus bête qu'un autre.

Le plus dur, ce serait d'apprendre ce qu'est le quota de lait. Le père de Guillaume me l'a expliqué au moins trois fois et je n'ai rien compris. Le responsable des relations publiques de la Fédération des producteurs de lait, M. Dumontier, m'a envoyé un dépliant qui l'explique très bien, mais j'ai perdu ce dépliant.

Voulez-vous que je le fasse revenir?