C'est le genre de débat très inconfortable où je me retrouve dans le camp où je ne voudrais pas être, avec des gens qui m'énervent, des féministes qui sont contre la prostitution au nom de l'égalité. L'égalité? Des féministes, donc, de toutes sortes, mais aussi des pères Fouettard, des chrétiens un peu féroces et quelques musulmans pratiquants. Je ne suis vraiment pas avec des gens sympathiques, dans le camp où je suis aujourd'hui.

Mais je n'ai pas le choix. Dans le camp d'en face, mes amis disent des niaiseries grosses comme ça.

Les filles de Stella, par exemple. Sont sûrement bien gentilles, mais qu'est-ce qu'elles peuvent être putes dans leur argumentation! Elles rêvent d'un métier pratiqué librement et en toute sécurité dans des bordels légaux, par des travailleuses et travailleurs du sexe autonomes qui pourraient exercer leur libre arbitre n'importe quand: celle-là, justement, nous quitte aujourd'hui; elle se marie samedi. Salut, les filles, amusez-vous bien.

Il y a dans l'air comme une nostalgie de lupanar un peu déplacée. Sans le dire, on se réfère aussi beaucoup à des putes de cinéma. On sent qu'on a vu Pretty Baby, cette mièvrerie, plutôt quatre fois qu'une. On pense à des escortes d'agences chic et très chères qui vivent très bien de trois clients par semaine (en oubliant les plus avisées de toutes les putes, celles qui se font un seul client, mais un gros, dans toute leur vie).

Mais je m'égare. Recentrons-nous sur la prostitution. Par exemple cette gamine de 16 ans. Elle se fait recruter dans un party chez «des amis» par un soi-disant chanteur hip-hop qui est, en fait, le rabatteur d'un gang de rue. La gamine va vivre une mini-idylle - resto, habits, un bijou - et puis, deux semaines plus tard, catastrophe: son chanteur est menacé de mort, une dette de dope dont il n'a pas le premier sou. J'ai 48 heures, me rendrais-tu un grand service, Bernadette?

Et Bernadette se retrouve dans un motel à faire sa première passe avec un mononcle. Et un autre. Et un autre. Elle n'en sortira pas. Pire que ça, dans quelques mois, bien intégrée dans la filière, pour un léger supplément de coke, elle-même se fera rabatteuse: allô, Mary-Lou? C'est Bernadette. J'organise un party samedi chez un ami, à Montréal-Nord.

On veut légaliser quoi, au juste?

Je comprends qu'on ne veut pas mettre Bernadette et Mary-Lou en prison. Sauf que, en légalisant une pratique qu'elles ne pratiquent pas librement, ne se retrouve-t-on pas à légaliser le chantage, la menace, la violence, la rapacité de ceux qui les ont amenées là?

Et les gangs de rue, c'est rien à côté des motards. Les Hells contrôlent la grande majorité des bars de danseuses. Pouvoir comptabiliser le nombre de passes dans une semaine au Québec, les bars de danseuses au parking plein dès 8 h arriveraient facilement en tête. Et vous pensez que les Hells laisseraient ouvrir un bordel «légal» dans leur cour? Des fous. Vont commencer par mettre une enseigne aux leurs.

Mais non, m'objecte-t-on, tu ne comprends pas. Un bordel légal, avec des gorilles à la porte qui protégeront les filles, qui pourront pratiquer leur métier en toute sécurité. Ben tiens. Et elles vont venir d'où, ces filles, tu penses?

À moins que l'État se mette à former des putes-fonctionnaires, ça va être encore Mary-Lou et Bernadette. Y a pas de secret. Ça prend des filles jeunes, bien foutues, un peu perdues. Légal ou pas, cela ne changera rien pour elles. Ne seront pas mieux payées, mieux traitées, et se mettront autant de coke dans le nez.

Leur pratique devenue légale, elles pourront plus facilement se sortir du trou? Changer de vie? Je ne vois pas pourquoi ni comment. Le chanteur hip-hop ne les attache pas au pied du lit. Mary-Lou est retournée à l'école deux fois. Au bout de quelques mois, elle a rappelé le chanteur: t'aurais pas un client... et un gramme ou deux? Viens-t'en, ma belle.

C'est pas un métier, c'est un mode de vie.

Légaliser un lieu pour qu'elles ne gèlent plus dans la rue? Si vous voulez. Normaliser leur pratique? Ce n'est pas une pratique normalisable. C'est pas la norme, pour une jeune femme de 16 ans, de coucher avec quatre bonshommes différents dans la même soirée pour de l'argent qui ne lui reviendra pas de toute façon.

On parle d'un coma permanent. Elles font cela par inaptitude à vivre autrement après avoir été trompées, dopées et abusées. Ne se trouve-t-on pas, en légalisant leur pratique, à légaliser par le fait même ce commerce de bétail qui rapporte des milliards chaque année aux gangs de rue, aux Hells et à la maf? Cela ne vous dérange pas un peu? Merde, c'est pourtant censé être moi, le pas-d'allure, le pas-de-morale.

Des lupanars comme dans les vieux films français, c'est ce que vous voulez?

Je pense à Amsterdam, cette ville belle partout sauf dans ses glauques vitrines où s'évachent des jeunes femmes complètement flétries par le regard des touristes.