Cette semaine, j'ai apporté mon vieux vélo en ville, encore tout crotté de ma dernière sortie dans les chemins de terre. C'est pour monter Camillien-Houde, pour voir où j'en suis. Pas dans le vélo, dans la vie. Pour voir si le coeur tient bon.

Pas sûr que ce soit une si bonne nouvelle, qu'il tienne si bien. Ne serait-il pas préférable, passé un certain âge, d'avoir un coeur usé qui ne s'ostinera pas quand viendra le fatiguer quelque teigneuse saloperie? Ne lancez pas de rumeur, je ne vous ai pas dit que j'étais malade. Vous ne le saurez pas, quand je le serai. Je ne le mettrai pas dans un livre comme Gil Courtemanche, qui vient d'écrire: Je ne veux pas mourir seul.

Moi non plus. Mais je ne veux pas mourir non plus avec plein de lecteurs qui me diraient dans la rue: mon pauvre monsieur.

Ça a été mon premier arrêt: ma librairie. J'y suis entré en coup de vent - je n'ai pas de cadenas pour barrer mon vélo - un pied dans la porte: vite, donne-moi le Courtemanche, je te paierai la prochaine fois.

Je n'en ai plus. Tout vendu!

Pour vous dire que c'est le livre qui marche fort en ce moment. Je l'ai trouvé chez Raffin, rue Saint-Hubert. Je suis allé en lire les premières pages au marché Jean-Talon en mangeant un truc que je mangeais quand j'étais petit à la ferme maternelle: uva et pane. Pain et raisin. Du pain frais - à la ferme, il sortait du four; au marché, je prends les petits pains à l'huile de Première Moisson - avec ces raisins muscats exceptionnels que l'on trouve dans quelques fruiteries du marché du mois de mars à la mi-mai, le moscatelle. Il vient du Chili, une pure merveille.

Pis le livre?

Je l'ai lu un peu au marché. Puis dans Rosemont, rue des Écores, sur les marches de la galerie d'un ami qui n'était pas là. Je l'ai lu au bureau. Je l'ai fini chez moi en regardant Boston battre Cleveland.

Pis?

Pis LeBron James, y m'énarve.

Pas le basket, le livre!

Tu vois que je veux pas? Je suis tanné d'être le pas fin. Tout le monde aime ça. C'est l'histoire d'un type, l'auteur puisqu'il s'agit d'autofiction, qui ne veut pas mourir tout seul mais qui va quand même mourir tout seul parce que la seule façon pour lui de ne pas mourir tout seul serait de mourir dans les bras de la femme qu'il aime, mais voilà, elle, elle ne l'aime plus.

Pendant les deux tiers du livre, l'auteur meurt d'amour. Pendant l'autre tiers, il meurt d'un cancer du larynx. Il se désespère de mourir d'amour et se crisse un peu de son cancer. Tout le contraire de moi, son lecteur: son cancer me fait mal, son amour défunt, bof. Il aurait fallu en faire de la littérature, et encore...

Marc Antoine a trahi Rome pour Cléopâtre. Pétrarque n'a écrit que pour Laure. Et Ophélie? Ophélie, quelle conne, s'est garrochée dans la rivière parce qu'elle croyait que Hamlet ne l'aimait pas. Don Quichotte n'a combattu ses moulins à vent que pour plaire à Dulcinée, qui s'en contrecrissait, c'est pas possible comme elle s'en contrecrissait. Goethe fait se suicider Werther quand il apprend que Charlotte s'est mariée. Rodin et Camille. Anna Karénine, la salope, qui abandonne son enfant pour un colonel de merde. Rimbaud pu capable d'écrire après avoir rompu avec Verlaine...

On s'en crisse-tu, qu'ils se meurent tous d'amour? On n'a retenu que la beauté de leur chant. Citation: Quand j'écris, je vis un peu, je te parle, je discute avec toi, je te fais part de mes découvertes. Question: où ça, un chant d'amour?

Je me suis surpris à fredonner la plus pleurnicharde des tounes de Brel: mais non, Jef, t'es pas tout seul, mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde...

Finalement, dans la vraie vie, l'auteur n'est mort ni d'amour ni du cancer puisqu'il a signé, pas plus tard que samedi dernier, une magistrale chronique dans Le Devoir sur le conflit au Journal de Montréal. Je l'ai déjà écrit, je suis un fan du chroniqueur. Je ne suis pas tout seul, on est plusieurs amis à se téléphoner, le samedi: as-tu lu Courtemanche? Je suis un fan de l'auteur des Douces colères et des Nouvelles douces colères, modèles de chroniques politiques. Le fait qu'elles soient de gauche n'est évidemment pas pour me déplaire; le fait qu'elles chargent volontiers le nationalisme québécois, un bien petit bémol.

Je n'étais pas un grand fan de l'auteur. Je n'ai pas aimé sa piscine à Kigali, je n'ai pas été tenté de lire les autres. Celui-là? Le goût m'en est venu en entendant l'auteur en entrevue à Christiane Charrette: c'est incroyable, Gil, se roulait-elle à terre, c'est incroyable ce que tu te montres nu là-dedans. C'est le voyeur en moi qui s'est précipité. La mémère aussi.

Il m'est arrivé quelques fois de finir un livre en me disant: c'est le livre que je voulais écrire. C'est la première fois que je termine un livre en me disant: c'est le livre que je n'ai jamais voulu écrire. Curieusement, il me donne presque envie d'en écrire un.

Tu veux vraiment voir un homme tout nu, Christiane?

MANGER-MOU - Je suis fasciné depuis toujours par le manger-mou sportif. Manger-mou: ce qui se dit après que tout a été dit. Il y a plein de choses intéressantes, pertinentes à dire sur un match ou une série de hockey, mais arrive tout de même, assez vite, le moment où tout est dit. On tombe alors forcément dans le redit, le resucé, le rabâché, le régurgité, le parler-bébé, aga-aga-aga. Le Canadien a gagné son septième match à Pittsburgh mercredi soir, quatre longues journées avant le prochain match. Une éternité... Et ça cause, et ça cause, et ça ne dit rien, mais rien! Un rien vagissant. Je suis fasciné depuis toujours par ce rien vagissant, ce coma confortable où rien de grave ne peut nous arriver: le Canadien a gagné.

Puisse-t-il gagner encore demain soir.